Christian Hoffmann
Mon exposé est structuré en
quatre parties, à savoir :
1- La structure
lacanienne de la perversion
2- Le « discours
pervers »
3- Le néolibéralisme
4- Peut-on parler d’un
lien social - d’un discours – pervers dans une société néolibérale?
1- La structure lacanienne de la perversion :
Dans
son séminaire du 13 mai 1964 sur Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan nous fait remarquer
que c’est le fantasme qui soutient le désir, ce n’est pas l’objet qui est le
soutien du désir. Ce qui nous permet de comprendre la condition de ‘’désirant’’
du sujet. Rêver de la perversion permet au névrosé de soutenir son désir, ça
n’en fait pas un pervers. Lacan disait justement, « la perversion va au névrosé
comme des guêtres à un lapin ». La
structure perverse, comme le dit Lacan dans ce séminaire, est un effet inverse
du fantasme, à savoir que le sujet pervers se détermine lui-même comme objet,
et ceci dans sa rencontre avec la division subjective. Cliniquement, ça veut
dire que dans cette rencontre subjective avec l’Autre, le sujet ne se divise
pas, au contraire : il se fait l’objet pour la jouissance de l’Autre, sans
le savoir.
La
pulsion sado-masochiste se constitue lorsque le sujet se fait l’objet de la
volonté de l’Autre au bénéfice de sa jouissance. L’article de Lacan Kant avec Sade illustre sur cette
identification déniée du sujet à l’objet.
Dans
son séminaire de 1968-69, D’un Autre à
l’autre, Lacan consacre toute la séance du 26 mars 1969 à la
« Clinique de la perversion ».
Lacan
commence par définir l’incomplétude de l’Autre par l’évacuation de la
jouissance de ce lieu par le fait que l’Autre maternel en tant que premier
Autre de l’enfant est soumis à la loi de l’interdit de l’inceste, interdit qui
décomplète l’amour maternel de l’érotique. C’est ce manque dans l’Autre qui
définit l’objet a de Lacan. Le
jeu pulsionnel entre l’objet a et le
manque dans l’Autre nous donne les coordonnées de la structure lacanienne des
perversions. Lacan ne retient pas le « mépris pour l’autre » pour
définir la perversion. Son point cardinal est que « le pervers se consacre
à boucher le trou dans l’Autre ». L’Autre existe ainsi pour le pervers qui
devient un ardent « défenseur de la foi ».
L’exhibitionniste
cherche à faire apparaître le regard chez l’Autre, au-delà de la limite imposée
à la jouissance par le principe de plaisir. Le résultat est la production de la
jouissance au-delà de cette limite du refoulement dans l’Autre
Le
voyeur force le regard au-delà du visible sur ce qui ne peut pas se voir. Ce
n’est pas pour rien, nous rappelle Lacan, qu’une fente on l’appelle un regard.
Le voyeur interroge le manque dans l’Autre et y suppléé par le regard.
Contrairement à la névrose qui se définit par le mot d’ordre :
« Circulez, il n’y a rien à voir », le pervers force le regard
au-delà de la limite du refoulement, en donnant une consistance d’objet à
l’Autre par une suppléance de son manque.Nous pouvons comprendre maintenant que
le pervers croit à l’Autre jusqu’à se faire « l’auxiliaire de Dieu ».
Il suffit de lire Bataille.
Le
masochiste fait surgir la voix de l’Autre à laquelle il va répondre avec
fidélité comme un chien. Nous comprenons que la fonction du surmoi avec sa
grosse voix et son impératif de jouissance est le ressort de cette perversion.
Bref, le masochiste donne de la voix à l’Autre en le complétant de cet objet.
Remarquons que la grosse voix du surmoi revient de l’Autre à travers ses
impératifs de jouissance à la place de la voie symbolique forclose. Ce que nous
préciserons à partir de la lecture de Sade par M. Foucault.
Le
sadique à sa façon cherche à compléter l’Autre en lui dérobant la parole pour
lui imposer sa voix. Lacan indique le ratage du sadisme dans cette opération
d’annulation du symbolique en se référant à Sade, qui commente le moindre acte
en l’incluant de surcroît dans un ordre. Ce que nous retrouverons également
chez M. Foucault.
Lacan
conclut sa « clinique de la perversion » en concluant sur la
structure des pulsions déterminée par un « trou topologique ».
La
littérature est pourvoyeuse de perversions - nous verrons avec M. Foucault le
rapport entre la lettre et la perversion -,
ouvrons la biographie de Alain Robbe-Grillet écrite par son épouse
Catherine (Le livre porte simplement comme titre le prénom Alain). Elle dit de son mari qui rédigea un « Contrat »
au début de leur relation que : « sa fantasmatique (celle d’Alain)
tournait obsessionnellement autour d’une domination sadique sur de (très)
jeunes femmes, à défaut de fillettes ». Il n’est pas inutile d’indiquer
que Lacan lui a déconseillé de faire une psychanalyse « comme s’il avait
tout à y perdre » (commentaire de Catherine Robbe-Grillet). Le
« Contrat de prostitution conjugale » commence ainsi :
« Entre les soussignés, le présent contrat a été passé en vue de préciser
les droits spéciaux du mari sur sa jeune épouse, lors de séances particulières,
rétribuées en espèces, pendant lesquels la jeune femme subira des mauvais
traitements, humiliations et tortures, dépassant les limites assignées aux
exercices ordinaires, limites consacrées par l’habitude au cours de la première
année du mariage ». Le contrat stipule que « l’épouse se présentera
(…) en attendant qu’on dispose d’elle (…) pour satisfaire les vices du mari (…)
et jamais dans l’intention de lui faire éprouver une jouissance ».Bref,
une relation d’esclavage qui soumet l’autre à un objet sans parole. Seul est
tolérél’imploration du maître à bien
vouloir atténuer ses impératifs. Alain était un maître défaillant qui malgré
son impuissance « restait le maître de et dans nos rites conjugaux ».
2 – Le discours pervers :
Dans
une conférence sur Sade en 1970, publiée dans La belle étrangère, M. Foucault pose l’existence d’un discours
pervers. A travers une interrogation sur l’alternance chez Sade entre le discours
et les scènes érotiques, il définit le discours comme le moteur d’un
« désir illimité » dont la jouissance facilite le passage à l’acte
qui répond à l’impératif sadien : « commettez ensuite ».
M.
Foucault reconnaît quatre types de discours : le discours de
l’inconscient, le discours schizophrène, le discours idéologique ou
philosophique ou religieux et le discours libertin ou pervers.
Le
discours pervers nie tout ce qu’affirme le discours philosophique. Pour M.
Foucault le discours philosophique joue essentiellement « un rôle
castrateur ». Dans l’Occident, depuis Platon, ce discours fonderait
l’identité du sujet sur une renonciation d’une partie de lui-même, à
savoir : le monde, le corps, le temps et le désir. Le discours de Sade
vient en opposition à la philosophie avec une fonction de
« décastration ». Il s’agit non pas de dépasser la castration, mais
« de nier, de dénier et de refuser la castration elle-même », par un
jeu de négations de Dieu, de l’âme, de la loi et de la nature. Dieu n’existe
pas. « Par conséquent la nature n’existe pas, la loi n’existe pas, l’âme
n’existe pas et par conséquent tout est possible et rien n’est plus refusé dans
l’ordre des prescription (…) donc je désire ». Bref, le sujet n’aurait
plus à sacrifier une partie de son narcissisme pour désirer sans limite.
M.
Foucault donne un entretien en 1976 qui s’intitule Sade sergent du sexe. Il fait la remarque que chez Sade le corps
est encore fortement organique. C’est l’organe qui est l’objet du
sadisme : « Tu as un œil qui regarde, je te l’arrache ». Par
contre, le cinéma de ces années commence à « démanteler cette
organicité », ce qui fait de Sade « un sergent du sexe » qui a
formulé « l’érotisme propre à une société disciplinaire ». Bref, le
sadisme était « anatomiquement sage ». Le monde contemporain voit
défiler un « érotisme non disciplinaire : celui du corps ».
3 – Le néolibéralisme :
G.
de Lagasnerie développe clairement le paradigme néolibéral dans son ouvrage La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le
néolibéralisme, la théorie et la politique. La vision de la société
néolibérale consiste à instituer une véritable marchandisation de la société.
La loi serait celle du marché et elle engloberait l’ensemble des aspects de la
vie en société, son action consisterait à intervenir sur cette société pour que
les mécanismes concurrentiels puissent jouer le rôle régulateur entre l’offre
et la demande à chaque niveau du social. La subjectivité néolibérale définit
« un homo oeconomicus qui ne
renonce jamais à son intérêt, égoïste, sans transcendance ». Ce sujet
s’oppose à l’homo juridicus par son
refus de renoncer à ses droits et de les transférer à un tiers souverain,
garant de l’unité sociale.Il est pensé comme « un être unifié, cohérent et
censé appliquer le calcul économique à toutes choses ». Le
« contrat » vient se substituer à la contrainte sociale.
Le
geste critique de Foucault consiste à déplacer le concept majeur du
néolibéralisme de « la liberté » vers « la pluralité ».
4 – Peut-on parlerd’un lien social pervers dans une société
néolibérale ?
Pour
aborder cette question, il faudrait revisiter le paradigme néolibéral avec les
concepts lacaniens de sujet divisé, d’objet a,
de l’Autre, du signifiant maître, du surmoi, ce qui nous entrainerait dans un
travail beaucoup trop long à exposer dans une seule conférence.
Par
contre, je choisirai un autre angle, qui est celui que M. Foucault évoque à
peine dans l’entretien dont le titre en dit long sur la fonction du surmoi dans la perversion. Dans Sade, sergent du sexe, il perçoit la
différence entre « le corps chez Sade (qui) est encore fortement
organique » et le corps contemporain formulant « un érotisme non
disciplinaire » qui démantèle cette organicité[1].
Nelly
Arcan s’est présentée comme philosophe et comme prostituée. Elle a décrit dans
son dernier livre Burqa de chair ce
qu’on peut appeler la marchandisation du corps : « Sur le Web, il fait
froid. Le Web est un portail sur la désincarnation…Quand on peut voir son
propre sexe ouvert devant soi et quand son sexe se met à parler, à renseigner,
à étaler ses produits, à donner son prix et ses disponibilités, on franchit une
ligne. Au-delà la folie guette, gueule ouverte, si grande et profonde qu’elle
donne le vertige ».
Reste
à savoir si le démantèlement contemporain du corps organique est compatible
avec l’objet a,avec lequel Lacan
élabore la clinique de la perversion.
[1] A
voir, dans le domaine de l’art contemporain l’exhibition de l’artiste Bart
Dorsa, Katya, Biennale de Venise 2013.
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