Arlette Pellé
Avec quelle boussole interroger la perversion
aujourd’hui ?
Il est possible qu’aujourd’hui la perversion se glisse
avec plus de fracas dans la société du
fait de la chute des semblants paternels et de ses insignes Autorité, Maître,
Père qui entraîne souvent la confusion entre la chute du patriarcat et celle du
symbolique. S’il n’y a plus de récit mythique ou de texte sacré pour pacifier
le réel, garant d’un Autre qui répond
aux énigmes et aux questions du sujet, celui-ci va devoir apporter lui-même une
réponse, ce qu’on appelle inventer ou créer le sens de sa vie. Mais comment un
sujet pourrait-il nouer sa singularité au lien social, leréel au
symbolique ?
Dans la
névrose, un sujet répond au réel par un mythe, une fiction pour tenter de le
faire reconnaître par le symbolique, alors que dans la perversion le réel délié
du symbolique joue sa partie pour le compte d’une jouissance hors castration.
La perversion répond à l’impossible de la jouissance pleine par la mise en
scène d’un fantasme qui prouverait que cette jouissance est possible.
Dans l’espèce animale la boussole fait partie d’un ordre naturel :
l’instinctinscrit dans un programme génétique. Les signaux biologiques
programment la rencontre puis la séparation jusqu’au prochain déclenchement,
entre les deux pas de paroles, pas d’embrouilles et pas d’angoisse. Dans
l'espèce humaine, l’être parlant est définitivement séparé de ce monde du fait
du langage, les boussoles ne sont pas instituées par la nature, mais par les
discours, les montages signifiants, qui
disent ce qu’on doit faire quand on est homme ou femme, qui indiquent les
places de chacun dans le rapport masculin-féminin, comment penser, jouir, et
même avec le discours de la science comment se reproduire.
Chacun attend une
réponse venant de l’Autre qui implique une propension à la suggestion et donc
une dépendance aux discours dominants. Jusqu’alors la boussole commune qui
indiquait le Nord était le Père (les Pères) maintenant le discours dirait pas
de Père, juste la jouissance, pas de
père, plus de jouissance. Cette déconnexion incite à substituer une volonté de
jouissance à la Loi du désir.
D’autre part la vie
contemporaine est une vie peuplée de machines qui nous mettent en relation avec
les autres, avec les autres machines, en fait. Il suffit d’un pas pour
considérer l’autre mon semblable comme une machine ou comme un animal, pour lui
retirer ses attributs humains, le déshumaniser et le rabattre à l’état d’objet.
J’ai choisi de réfléchir sur le
rapport de la perversion avec la transformation des corps, avec la tentative
d’indifférencier les identités sexués que promeut un certain courant des
théories queer. Je commencerai en m’appuyant sur un film de Pedro Almodovar
« La piel que habito » qui montre la cruauté et la violence de la jouissance
perverse lorsqu’elle prend le pouvoir
sur l’autre, conditionne son psychisme ou agit sur le réel du corps dans un
contexte de référentiel symbolique dégradé, absent ou rejeté.
La prolifération des
technologies du corps sexuel répond par exemple aux demandes des jeunes gens et
jeunes filles de changer de sexe, ou dans certains pays européens des hormones
sont utiliséspour bloquer l’apparition des signes de la puberté dans le but de laisser
le temps au sujet demandeur de choisir son identité sexuée, ou les législations
comme en Argentine encouragent le choix de l’identité sexuée qui devient déclaratif.
Ces soi-disant libertés abandonnés au « choix du sujet », au-delà des
questions relevant du transsexualisme laissent
supposer que le choix de l’identité sexuée serait totalement délié de l’anatomie, des identifications, des
fantasmes inconscients, de la subjectivation et pourrait donc devenir un choix
objectif.
Ce film de Pedro Almodovar, La Piel que habito ("La peau que
j'habite" ou « la peau dans laquelle je vis »), dans lequel Antonio Banderas joue le rôle du chirurgien Roberto Ledgard, montre l’objet du
fantasme du savant : créer une nouvelle peau humaine qui résisterait aux
attaques de brûlure aussi bien que de moustiques, une peau dure.
Il tente d’abord de sauver la peau de son épouse
gravement brûlée lors d’un accident de voiture, qui finalement se jettera par
la fenêtre effrayée par le reflet de son visage difforme. Après cet échec, il transgresse
les limites de l’éthique médicale énoncées
par le comité qui lui interdit de poursuivre ces recherches, car il
utilise la peau d’un animal pour fabriquer une nouvelle peau humaine. Il fait
sauter ce verrou symbolique et exerce seul, librement et en secret le droit
qu’il se donne de continuer ses recherches comme il l’entend. A partir de cette
transgression ce chirurgien franchit toutes les limites de la cruauté pour
parvenir à ses fins.
Pour quelles
raisons se saisit-il d’un jeune garçon, Vicente on ne sait pas très bien. Il le
suppose coupable du viol de sa fille, veut-il se venger ou faire aboutir ses
recherches. Sans affect ni émotion, il fait subir au corps de cet homme
séquestré, sans son consentement, un changement de sexe forcé, une
vaginoplastie et recrée l’apparence
d’une femme séductrice et belle qui ressemble à sa femme morte et à sa fille
également suicidée.
Son premier
objectif de soulager les souffrances de l’autre s’est éloigné. Le changement de
sexe, intervention qui se pratique sur demande explicite et longuement étudiée
est ici un viol de l’identité sexuée qui réalise l’opération inverse du libre
choix du sexe. La possibilité de choisir objectivement et soi-disant librement
son identité sexuée sans en passer par
la subjectivation annonce la possibilité d’imposer dans un contexte plus
tyrannique le sexe anatomique voulu par d’autres selon les besoins
socio-politiques du moment par exemple.
De la même façon
mettre un implant dans le cerveau d’un malade atteint de Parkinson est certes
une avancée scientifique majeure, mais cette prouesse ouvre les tentatives et
recherches de pouvoir implanter un nourrisson ou toute autre personne pour
augmenter ses capacités cognitives ou pour le guérir de ses troubles, ce qui
pourrait représenter une violation de l’intégrité du sujet.
On remarque que
s’attaquer au réel du corps de l’autre en abrasant le sujet ou proposer un
choix du sexe libre, objectif sans sujet revient à la même violence.
Vicente devenu Vera ne peut qu’accepter cette apparence
de femme, avec son manteau de peau de femme qu’il porte comme un manteau de
lapin. En portant le manteau on ne devient pas lapin, tout comme on ne devient
pas femme. L’écart entre le semblant féminin et le faire semblant d’être une
femme, est souligné par le biais de l’absence de subjectivation de la position
féminine par Vicente. Si à la naissance un signifiant fixe l’identité sexuée
« tu es un garçon je te prénomme x, tu es fille, je te prénomme y »
et que l’anatomie est supposée faire destin, on sait que le réel du corps ne
fait pas l’identité sexuée subjective, que le désir des parents ou le choix du
sujet en décident. L’érotisation du corps en fait autre chose que de la chair,
que de la peau, que de l’apparence, ce qui n’empêche pas une femme de faire
l’homme ou qu’un homme fasse une femme, bien que cette dernière expression
fasse problème du fait que La femme n’existe pas et le rapport à l’objet est
différent côté masculin et féminin.
Roberto finit par aimer passionnellement sa créature.
L’amour et le désir sexuel réhabilités comme « si rien ne s’était
passé » entraînent Roberto à sa perte. Vera ne participe pas à la jouissance
de la situation et fait semblant de partager cet amour. Finalement Vicente-Véra
tue le chirurgien-père et une figure maternelle complice Marilia. Vicente
victime, ne se laisse pas enfermer à cette place et le sujet insoumis
malgré sa robe,
sauve sa peau et crie à la fin du film « je suis Vicente ».
La nouvelle peau ne peut contredire son identité sexuée subjectivée
d’origine.
Un meurtre du Père
annoncé est au bout du chemin des tentatives de désubjectivation de l’humain
qui le conduirait à renoncer à son identité assumée, de manière forcée ou même
consentante ou à vivre dans le déni de la castration, comme le développe
certaines théories queer en cela affiliées aux applications scientifiques.
Ces théories dont
la pointe extrême de leur discours déconstruit le rapport homme-femme et relèvent d’une perversion sociale sous
couvert d’égalité, s’égarent dans un discours d’indifférenciation des sexes,suspend
les polarités binaires masculin/féminin, homme/femme et de fait sexe/genre.
Elles veulent faire la peau définitivement au patriarcat pourtant déjà bien
mort en Occident. Ces théories font valoir une sexualité queer changeante et variable, détachée des semblants d’homme et de femme
qui jusqu’alors soutenaient l’identité sexuée. Lacan montre que le genre relève du semblant et que le semblant est véhiculé par un discours, mais aucune opération de
nomination ne peut assurer le sujet de son être sexué ce que le film de
Almodovar montre très bien, « tu es Véra, tu es une femme » ne
s’inscrit pas lorsque le corps n’est pas érogénéisé et l’identité sexuée
subjectivée. Ce discoursqui véhicule le semblant peut être porté à des
limites telles, que les effets qu'il produit ne sont pas du semblant mais du réel. Les théories
queeren répondent.
Gérard Pommier nous
rappelle que le fantasme a un genre, il y a une version masculine et féminine
du fantasme et que les fantasmes sont orientés par la différence sexuelle. Le
fantasme d’abolir la différence des sexes revient à abolir les fantasmes, les
mythes et les fictions d’un sujet alors résorbé dans une objectivation
réelle.
L’illusion de
progrès provient de l’idée de se débarrasser de toute hiérarchie des
sexes, et par là même de contester l’ordre social et
symbolique et ses relents de phallocentrisme. Chacun serait amené à se demander
s’il « se sent bien » un « homme » ou une « femme » ou à changer
d’identité sexuée selon les circonstances.
Le queer dénonce la
loi, en tant qu’elle impose deux sexes, qu’elle le fait selon un faux étalon
qui est l’étalon phallique-pénien. Dans cette théorie personne ne l’est, ni ne
l’a, le signifiant –phallus- de la jouissance sexuelle en tant qu'elle est
solidaire d'un semblant est appelé à disparaître en même temps que le semblant.
Le bénéfice est
double, on se débarrasse de la présence du père et on évite d’avoir à choisir
un sexe, conservant ainsi la possibilité de jouir des deux, alternativement je
suppose. S’agit-il de mettre en place un autre phallus, un
« phallus-queer » qui orienterait
langage et jouissance différemment, de façon non
hétéro-phallocentrée ? Le langage peut-il se passer d’un signifiant-maître
qui vienne le lester ?
Le queer s’adapte à
l’air du temps des discours capitaliste et scientifique, qui définit de l’extérieur des modalités de
jouissance multiples, des conduites que le sujet devrait tenir non plus en
fonction de sa subjectivité et de ses identifications ou de son désir et de ses
impasses, mais en fonction des injonctions extérieures ou de son caprice. Elles réalisent le rêve d’inventer un nouvel humain affranchi
des limites de la sexuation.
Si les
psychanalystes ont à interroger les discours contemporains autant ceux de la
science que ceux qui balisent les nouvelles normes ou identités sexuées, ils
peuvent parfois être poussés à des extrémités
lorsqu’il s’agit d’adapter la psychanalyse aux mutations contemporaines. Ainsi,
un psychanalyste dans un séminaire parisien, veut démontrer en se fondant sur
les théories queer que «Toucher» n’est pas interdit. Je ne développerai
pas son propos mais interrogerait comment une théorie qui croise le chemin des
applications scientifiques sur les modifications des corps, et celui du
transhumanisme peut servir de modèle dit révolutionnaire pour inscrire la
psychanalyse dans la post modernité, dit autrement dans la subjectivité
contemporaine.
L’intervention de
ce psychanalyste m’avait à l’époque
effarée, peut-être angoissée, j’en ressortais avec le sentiment diffus
d’un détournement des Lois du langage, d’une récupération théorique qui cherche
à vouloir convaincre de son bon droit, l’assemblée, affligé de cette sorte de
jouissance à montrer que ses collègues sont dans l’erreur d’en rester là, au
temps de Freud . Cette intervention se
trouvant sur un site Internet, je me suis laissée la liberté d’en dire quelques
mots.
Ce n’est pas
l’introduction qui m’a scandalisée, mais l’interprétation par l’auteur de
son passage à l’acte. Il s’agissait
d’une jeune femme prenant rendez-vous pour une analyse, qui explique à
l’analyste la situation de blocage conjugal et sexuel dans laquelle elle vit
depuis plusieurs années et les périodes de silence longues avec son conjoint.
Rien que de très banal.
Après quelques
séances la jeune femme lui dit que le dispositif analytique répète cette
situation : une parole dissymétrique et l’absence de rapport sexuel, et
que cela l’épouvantait, parole et sexe était une nouvelle fois déliés.
« Si c’est pour répéter la même chose, c’est pas la peine…. »
Dans cette époque où
les discours rejettent le rapport
inégal, cet analyste se demande pourquoi
le dispositif de la cure serait-il un lieu de maintien de cette division du
travail entre analyste et analysant, division qui perpétue le pouvoir
d’assujettir les patients au transfert ?
Pourquoi ne pas
faire sauter ce verrou dans le dispositif de la cure, se demande
t-il ? Cet analyste pense alors
qu’il n’y a rien de nécessaire à cette situation et que cette question
interrogeait le dispositif analytique comme symptôme. Pourquoi maintenir une
disjonction entre sexe et parole ?
Alors il parle à sa
patiente, ils échangent et après
quelques séances la question de relier sexe et parole, trouve sa résolution
dans un passage à l’acte. Il a des relations sexuelles avec elle et s’en trouvent bien tous les
deux. Cela arrive ce n’est pas nouveau. Ce
qui l’est, c’est l’interprétation du
passage à l’acte : il l’a fait dans une volonté de le faire, pour réparer
une impasse dans le sexuel, l’impasse de l’impossible conjonction entre le sexe
et la parole, pour réaménager le dispositif de la cure en fonction des
mutations contemporaines, il souhaite montrer aux analystes la pertinence
ultramoderne de cet acte, qu’il considère comme un acte queer. Il écrit
« C’est invraisemblable, mais je sais aussi que l’invraisemblable est ce à
quoi l’analyse veut bien ne pas se dérober dès lors qu’elle ne se contente pas
de n’être qu’une technique ».
Il développe l’idée
que la contingence prend le pas sur la nécessité et entreprend de justifier le
démontage du dispositif analytique, en s’appuyant sur les queerstudies et
tente de convaincre ses collègues qu’il
est temps de quitter les vieux habits du dispositif freudien.
Lorsque la
psychanalyse se mêle de s’adapter à la post modernité cela mène au pire,
lorsqu’elle interprète et se moule dans les effets pervers des discours sans
prendre appui sur la subjectivité, les pulsions, les fantasmes inconscients et
le transfert, elle perd son ancrage. Que le social échoue à trouver une réponse
à l’impasse sexuelle et sacrifie aux nouvelles normes des identités sexuées,
reflète le malaise dans la civilisation, cet échec est la place où se loge la
psychanalyse, qui n’est pas celle de s’adapter au social ou aux mutations, ce
qui n’empêche pas qu’elle puisse les entendre et réinterroger sa pratique et pourquoi
pas sa théorie.
A larguer les
amarres sans boussole symbolique, la perversion est au rendez-vous, aussi bien
dans les discours, dans les applications scientifiques, dans la pratique
analytique que chez les analysants.
Avec quelle boussole interroger la perversion aujourd’hui
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