LARGUER LES AMARRES SANS BOUSSOLE (Colloque de la FEP à Madrid)


Arlette Pellé
 Avec quelle boussole interroger la perversion aujourd’hui ?
Il est possible qu’aujourd’hui la perversion se glisse avec plus de fracas dans la société  du fait de la chute des semblants paternels et de ses insignes Autorité, Maître, Père qui entraîne souvent la confusion entre la chute du patriarcat et celle du symbolique. S’il n’y a plus de récit mythique ou de texte sacré pour pacifier le réel,  garant d’un Autre qui répond aux énigmes et aux questions du sujet, celui-ci va devoir apporter lui-même une réponse, ce qu’on appelle inventer ou créer le sens de sa vie. Mais comment un sujet pourrait-il nouer sa singularité au lien social, leréel au symbolique ?
Dans la névrose, un sujet répond au réel par un mythe, une fiction pour tenter de le faire reconnaître par le symbolique, alors que dans la perversion le réel délié du symbolique joue sa partie pour le compte d’une jouissance hors castration. La perversion répond à l’impossible de la jouissance pleine par la mise en scène d’un fantasme qui prouverait que cette jouissance est possible.    

 
Dans l’espèce animale la boussole fait partie d’un ordre naturel : l’instinctinscrit dans un programme génétique. Les signaux biologiques programment la rencontre puis la séparation jusqu’au prochain déclenchement, entre les deux pas de paroles, pas d’embrouilles et pas d’angoisse. Dans l'espèce humaine, l’être parlant est définitivement séparé de ce monde du fait du langage, les boussoles ne sont pas instituées par la nature, mais par les discours, les montages signifiants,  qui disent ce qu’on doit faire quand on est homme ou femme, qui indiquent les places de chacun dans le rapport masculin-féminin, comment penser, jouir, et même avec le discours de la science comment se reproduire.

Chacun attend une réponse venant de l’Autre qui implique une propension à la suggestion et donc une dépendance aux discours dominants. Jusqu’alors la boussole commune qui indiquait le Nord était le Père (les Pères) maintenant le discours dirait pas de Père, juste la jouissance, pas  de père, plus de jouissance. Cette déconnexion incite à substituer une volonté de jouissance à la Loi du désir.
D’autre part la vie contemporaine est une vie peuplée de machines qui nous mettent en relation avec les autres, avec les autres machines, en fait. Il suffit d’un pas pour considérer l’autre mon semblable comme une machine ou comme un animal, pour lui retirer ses attributs humains, le déshumaniser et le rabattre à l’état d’objet.
J’ai choisi de réfléchir sur le rapport de la perversion avec la transformation des corps, avec la tentative d’indifférencier les identités sexués que promeut un certain courant des théories queer. Je commencerai en m’appuyant sur un film de Pedro Almodovar «  La piel que habito » qui montre la cruauté et la violence de la jouissance perverse  lorsqu’elle prend le pouvoir sur l’autre, conditionne son psychisme ou agit sur le réel du corps dans un contexte de référentiel symbolique dégradé, absent ou rejeté.
La prolifération des technologies du corps sexuel répond par exemple aux demandes des jeunes gens et jeunes filles de changer de sexe, ou dans certains pays européens des hormones sont utiliséspour bloquer l’apparition des signes de la puberté dans le but de laisser le temps au sujet demandeur de choisir son identité sexuée, ou les législations comme en Argentine encouragent le choix de l’identité sexuée qui devient déclaratif. Ces soi-disant libertés abandonnés au « choix du sujet », au-delà des questions relevant du transsexualisme  laissent supposer que le choix de l’identité sexuée serait  totalement  délié de l’anatomie, des identifications, des fantasmes inconscients, de la subjectivation et pourrait donc devenir un choix objectif.
Ce film de Pedro Almodovar,  La Piel que habito ("La peau que j'habite" ou « la peau dans laquelle je vis »), dans lequel  Antonio Banderas joue le rôle du  chirurgien Roberto Ledgard, montre l’objet du fantasme du savant : créer une nouvelle peau humaine qui résisterait aux attaques de brûlure aussi bien que de moustiques, une peau dure.
Il tente d’abord de sauver la peau de son épouse gravement brûlée lors d’un accident de voiture, qui finalement se jettera par la fenêtre effrayée par le reflet de son visage difforme. Après cet échec, il transgresse les limites de l’éthique médicale énoncées  par le comité qui lui interdit de poursuivre ces recherches, car il utilise la peau d’un animal pour fabriquer une nouvelle peau humaine. Il fait sauter ce verrou symbolique et exerce seul, librement et en secret le droit qu’il se donne de continuer ses recherches comme il l’entend. A partir de cette transgression ce chirurgien franchit toutes les limites de la cruauté pour parvenir à ses fins.
Pour quelles raisons se saisit-il d’un jeune garçon, Vicente on ne sait pas très bien. Il le suppose coupable du viol de sa fille, veut-il se venger ou faire aboutir ses recherches. Sans affect ni émotion, il fait subir au corps de cet homme séquestré, sans son consentement, un changement de sexe forcé, une vaginoplastie  et recrée l’apparence d’une femme séductrice et belle qui ressemble à sa femme morte et à sa fille également suicidée.
Son premier objectif de soulager les souffrances de l’autre s’est éloigné. Le changement de sexe, intervention qui se pratique sur demande explicite et longuement étudiée est ici un viol de l’identité sexuée qui réalise l’opération inverse du libre choix du sexe. La possibilité de choisir objectivement et soi-disant librement son identité sexuée   sans en passer par la subjectivation annonce la possibilité d’imposer dans un contexte plus tyrannique le sexe anatomique voulu par d’autres selon les besoins socio-politiques du moment par exemple.
De la même façon mettre un implant dans le cerveau d’un malade atteint de Parkinson est certes une avancée scientifique majeure, mais cette prouesse ouvre les tentatives et recherches de pouvoir implanter un nourrisson ou toute autre personne pour augmenter ses capacités cognitives ou pour le guérir de ses troubles, ce qui pourrait représenter une violation de l’intégrité du sujet. 
On remarque que s’attaquer au réel du corps de l’autre en abrasant le sujet ou proposer un choix du sexe libre, objectif sans sujet revient à  la même violence.
Vicente devenu Vera ne peut qu’accepter cette apparence de femme, avec son manteau de peau de femme qu’il porte comme un manteau de lapin. En portant le manteau on ne devient pas lapin, tout comme on ne devient pas femme. L’écart entre le semblant féminin et le faire semblant d’être une femme, est souligné par le biais de l’absence de subjectivation de la position féminine par Vicente. Si à la naissance un signifiant fixe l’identité sexuée « tu es un garçon je te prénomme x, tu es fille, je te prénomme y » et que l’anatomie est supposée faire destin, on sait que le réel du corps ne fait pas l’identité sexuée subjective, que le désir des parents ou le choix du sujet en décident. L’érotisation du corps en fait autre chose que de la chair, que de la peau, que de l’apparence, ce qui n’empêche pas une femme de faire l’homme ou qu’un homme fasse une femme, bien que cette dernière expression fasse problème du fait que La femme n’existe pas et le rapport à l’objet est différent côté masculin et féminin.
Roberto finit par aimer passionnellement sa créature. L’amour et le désir sexuel réhabilités comme « si rien ne s’était passé » entraînent Roberto à sa perte. Vera ne participe pas à la jouissance de la situation et fait semblant de partager cet amour. Finalement Vicente-Véra tue le chirurgien-père et une figure maternelle complice Marilia. Vicente victime, ne se laisse pas enfermer à cette place et le sujet insoumis
malgré sa robe, sauve sa peau et crie à la fin du film  «  je suis Vicente ».  La nouvelle peau ne peut contredire son identité sexuée subjectivée d’origine.
Un meurtre du Père annoncé est au bout du chemin des tentatives de désubjectivation de l’humain qui le conduirait à renoncer à son identité assumée, de manière forcée ou même consentante ou à vivre dans le déni de la castration, comme le développe certaines théories queer en cela affiliées aux applications scientifiques.  
Ces théories dont la pointe extrême de leur discours déconstruit le rapport homme-femme et  relèvent d’une perversion sociale sous couvert d’égalité, s’égarent dans un discours d’indifférenciation des sexes,suspend les polarités binaires masculin/féminin, homme/femme et de fait sexe/genre. Elles veulent faire la peau définitivement au patriarcat pourtant déjà bien mort en Occident. Ces théories font valoir une sexualité queer  changeante et variable,  détachée des semblants d’homme et de femme qui jusqu’alors soutenaient l’identité sexuée. Lacan montre que le genre relève du semblant et que le semblant est véhiculé par un discours, mais aucune opération de nomination ne peut assurer le sujet de son être sexué ce que le film de Almodovar montre très bien, « tu es Véra, tu es une femme » ne s’inscrit pas lorsque le corps n’est pas érogénéisé et l’identité sexuée subjectivée. Ce discoursqui véhicule le semblant peut être porté à des limites telles, que les effets qu'il produit ne sont pas du semblant mais du réel. Les théories queeren répondent.
Gérard Pommier nous rappelle que le fantasme a un genre, il y a une version masculine et féminine du fantasme et que les fantasmes sont orientés par la différence sexuelle. Le fantasme d’abolir la différence des sexes revient à abolir les fantasmes, les mythes et les fictions d’un sujet alors résorbé dans une objectivation réelle.  
L’illusion de progrès provient de l’idée de se débarrasser de toute hiérarchie des sexes,  et  par là même de contester l’ordre social et symbolique et ses relents de phallocentrisme. Chacun serait amené à se demander s’il « se sent bien » un « homme » ou une « femme » ou à changer d’identité sexuée selon les circonstances.
Le queer dénonce la loi, en tant qu’elle impose deux sexes, qu’elle le fait selon un faux étalon qui est l’étalon phallique-pénien. Dans cette théorie personne ne l’est, ni ne l’a, le signifiant –phallus- de la jouissance sexuelle en tant qu'elle est solidaire d'un semblant est appelé à disparaître en même temps que le semblant.
Le bénéfice est double, on se débarrasse de la présence du père et on évite d’avoir à choisir un sexe, conservant ainsi la possibilité de jouir des deux, alternativement je suppose. S’agit-il de mettre en place un autre phallus, un « phallus-queer » qui orienterait  langage et jouissance différemment, de façon non hétéro-phallocentrée ? Le langage peut-il se passer d’un signifiant-maître qui vienne le lester ?
Le queer s’adapte à l’air du temps des discours capitaliste et scientifique, qui  définit de l’extérieur des modalités de jouissance multiples, des conduites que le sujet devrait tenir non plus en fonction de sa subjectivité et de ses identifications ou de son désir et de ses impasses, mais en fonction des injonctions extérieures ou de son caprice.  Elles réalisent  le rêve d’inventer un nouvel humain affranchi des limites de la sexuation.
Si les psychanalystes ont à interroger les discours contemporains autant ceux de la science que ceux qui balisent les nouvelles normes ou identités sexuées, ils peuvent  parfois être poussés à des extrémités lorsqu’il s’agit d’adapter la psychanalyse aux mutations contemporaines. Ainsi, un psychanalyste dans un séminaire parisien, veut démontrer en se fondant sur les théories queer que «Toucher» n’est pas interdit. Je ne développerai pas son propos mais interrogerait comment une théorie qui croise le chemin des applications scientifiques sur les modifications des corps, et celui du transhumanisme peut servir de modèle dit révolutionnaire pour inscrire la psychanalyse dans la post modernité, dit autrement dans la subjectivité contemporaine.
L’intervention de ce psychanalyste m’avait à l’époque  effarée, peut-être angoissée, j’en ressortais avec le sentiment diffus d’un détournement des Lois du langage, d’une récupération théorique qui cherche à vouloir convaincre de son bon droit, l’assemblée, affligé de cette sorte de jouissance à montrer que ses collègues sont dans l’erreur d’en rester là, au temps de Freud .  Cette intervention se trouvant sur un site Internet, je me suis laissée la liberté d’en dire quelques mots. 
Ce n’est pas l’introduction qui m’a scandalisée, mais l’interprétation par l’auteur de son  passage à l’acte. Il s’agissait d’une jeune femme prenant rendez-vous pour une analyse, qui explique à l’analyste la situation de blocage conjugal et sexuel dans laquelle elle vit depuis plusieurs années et les périodes de silence longues avec son conjoint. Rien que de très banal.
Après quelques séances la jeune femme lui dit que le dispositif analytique répète cette situation : une parole dissymétrique et l’absence de rapport sexuel, et que cela l’épouvantait, parole et sexe était une nouvelle fois déliés. « Si c’est pour répéter la même chose, c’est pas la peine…. »
Dans cette époque où les discours rejettent  le rapport inégal,  cet analyste se demande pourquoi le dispositif de la cure serait-il un lieu de maintien de cette division du travail entre analyste et analysant, division qui perpétue le pouvoir d’assujettir les patients au transfert ?
Pourquoi ne pas faire sauter ce verrou dans le dispositif de la cure, se demande t-il ?  Cet analyste pense alors qu’il n’y a rien de nécessaire à cette situation et que cette question interrogeait le dispositif analytique comme symptôme. Pourquoi maintenir une disjonction entre sexe et parole ?
Alors il parle à sa patiente, ils échangent et   après quelques séances la question de relier sexe et parole, trouve sa résolution dans un passage à l’acte. Il a des relations sexuelles  avec elle et s’en trouvent bien tous les deux.  Cela arrive ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est,  c’est l’interprétation du passage à l’acte : il l’a fait dans une volonté de le faire, pour réparer une impasse dans le sexuel, l’impasse de l’impossible conjonction entre le sexe et la parole, pour réaménager le dispositif de la cure en fonction des mutations contemporaines, il souhaite montrer aux analystes la pertinence ultramoderne de cet acte, qu’il considère comme un acte queer. Il écrit « C’est invraisemblable, mais je sais aussi que l’invraisemblable est ce à quoi l’analyse veut bien ne pas se dérober dès lors qu’elle ne se contente pas de n’être qu’une technique ».
Il développe l’idée que la contingence prend le pas sur la nécessité et entreprend de justifier le démontage du dispositif analytique, en s’appuyant sur les queerstudies et tente  de convaincre ses collègues qu’il est temps de quitter les vieux habits du dispositif freudien. 
Lorsque la psychanalyse se mêle de s’adapter à la post modernité cela mène au pire, lorsqu’elle interprète et se moule dans les effets pervers des discours sans prendre appui sur la subjectivité, les pulsions, les fantasmes inconscients et le transfert, elle perd son ancrage. Que le social échoue à trouver une réponse à l’impasse sexuelle et sacrifie aux nouvelles normes des identités sexuées, reflète le malaise dans la civilisation, cet échec est la place où se loge la psychanalyse, qui n’est pas celle de s’adapter au social ou aux mutations, ce qui n’empêche pas qu’elle puisse les entendre et réinterroger sa pratique et pourquoi pas sa théorie. 
A larguer les amarres sans boussole symbolique, la perversion est au rendez-vous, aussi bien dans les discours, dans les applications scientifiques, dans la pratique analytique que chez les analysants. 







Avec quelle boussole interroger la perversion aujourd’hui

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