SCENARIO PERVERS D’UNE NEVROSE ORDINAIRE



Ou l'aménagement pervers d'une névrose apparemment hystérique                                                           
Monique Lauret
Un penchant particulièrement développé aux perversions fait partie des caractéristiques de la constitution psychonévrotique, nous dit Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Il s’ouvre alors la possibilité d’en différencier une multiplicité de constitutions, selon la prépondérance innée de telle zone érogène et de telle pulsion partielle. Mais nous dit Freud : « Savoir si une relation particulière avec le choix de la forme de l’affection relève de la prédisposition perverse, c’est ce qui, comme beaucoup d’autres choses en ce domaine n’a pas été soumis à investigation.»[1].  Certaines cures particulièrement difficiles de structures apparemment hystériques peuvent nous amener à penser ces questions.
Je partirais d’un cas clinique dont la cure très difficile m’a amenée à réfléchir à différents points sur la perversion du névrosé, la question de la réaction thérapeutique négative et de la fin de l’analyse. Lilian est venue en demande d’analyse, il y a quelques années à l’âge de 40 ans. Elle était infirmière et vivait seule sans compagnon ni enfant dans une angoisse de solitude et d’abandon dans un fonctionnement masochiste avec une grande passivité à l’égard des autres, une mésestime de soi, une inhibition très marquée et un complexe d’infériorité. Elle souffrait alors d’insomnie depuis la plus petite enfance, de dépression évoluant depuis son entrée en 6° ayant nécessité une mise à l’époque sous Laroxyl ; mais le symptôme le plus marqué était gynécologique, des métrorragies invalidantes ayant nécessité plusieurs investigations invasives en cours d’analyse jusqu’à une hystérectomie. Sa vie affective et sexuelle était d’une grande pauvreté, une première relation sexuelle traumatique à 24 ans et un lien pendant deux ans à 26 ans avec un homme marié qui l’abandonnera sans explications.  La grand-mère maternelle tiendra pour Lilian une place de seconde mère exigeante. Que son sexe « coule » n’était pas nouveau mais évoluait depuis toujours, d’abord par une énurésie jusqu’à 11 ans, relayée par l’arrivée des règles et son cortège symptomatique. Lilian est fille unique, d’une mère non désirée et maltraitée par sa propre mère, violée à 20 ans par son patron, qui porte le nom d’une cousine morte, une « mère morte » selon André Green ; et d’un père frustre, qui avait vécu jusqu’à 40 ans avec sa propre mère, totalement absent et dénié dans le discours de sa femme. Une mère abusive narcissique avec sa fille, utilisée comme souffre « confidences » intrusives, à l’écoute à 13 ans des scènes de viol de sa mère ou de ses expériences de masturbation, dans un lien fusionnel qu’elle mettra des années à desserrer, lui permettant alors de voir et de communiquer enfin avec son père qui malheureusement débutera un Alzheimer au début de son analyse. Lilian incarne dans sa chair le sexe saignant de la mère. Elle dort dans la chambre de ses parents jusqu’à six ans, entend leur sexualité, « forcée » pour la mère. A six ans ils déménagent à Enceli, signifiant qui ressortira dans de nombreux rêves et elle se retrouve seule, « en ce li », dans sa nouvelle chambre où le symptôme énurétique débute. L’énurésie nocturne, fréquente se déroule dans un climat d’angoisses, de peurs et d’insomnie mais provoque l’arrivée de la mère qui la fesse et la met sur un bassin. Elle est surnommée la « pisseuse ». A huit ans, lors d’une consultation médicale pour l’énurésie, le médecin effectuera un geste traumatique pour elle, une pénétration urétrale avec un mandrin. Traumatisme sexuel qui fixera le fantasme d’être l’objet exposé nu dans un lit d’hôpital, le bassin surélevé sur lequel de nombreuses personnes lui font une irrigation du périnée. Un grand nombre de rêves se sont déroulés sur ce thème représentant une petite fille handicapée. Construction du moi idéal, i(a), dont elle commencera à se diviser dans l’avancée de l’analyse, un des rêves actera psychiquement cette avancée : « elle est sur un lit les jambes surélevées, on lui met un bassin et on la traite avec des irrigations sur le périnée, elle voit alors une petite fille handicapée qui est mise sur le bassin, puis elle se retrouve extérieure à la scène, à assister à côté de ses parents. Le moi se retrouve dans plusieurs personnages du rêve dit Freud, le passage à l’extériorité de la scène signant la division. 

Le début de l’analyse mettra à jour l’impact fantasmatique de la scène primitive autour du signifiant bruit et d’une porte qu’elle ouvre, de sa position d’observatrice d’un couple faisant l’amour déclinant plusieurs affects.  Un des rêves fera la lumière sur son désir infantile « elle dort à Enceli, dans le lit des parents, se masturbe. La mère fait irruption, puis le père qui repartent en allumant la lumière, elle continue et des enfants entrent ». Elle pourra parler l’excitation ressentie quand elle entendait ses parents faire l’amour la poussant à se masturber, mélangée à la crainte que son père fasse mal à sa mère. Excitation aussi ressentie quand sa mère venait la fesser après l’épisode énurétique survenant plusieurs fois par nuit, alimentant un fantasme de fustigation qui a pu se parler au décours du rêve suivant : elle est dans un hangar avec des militaires, elle a mal aux fesses, se retourne et voit qu’elle a des pansements d’escarres que quelqu’un enlève. Freud nous rappelle en citant Jean-Jacques Rousseau, que « la stimulation douloureuse de la peau des fesses et bien connue en tant que racine érogène de la pulsion passive à la cruauté (du masochisme) »[2]. Cette scène primitive a eu sur l’enfant une influence de séduction, la traitant prématurément en objet sexuel et lui a appris à connaître la satisfaction venant des zones génitales qu’elle restait contrainte de renouveler de façon onanique. La masturbation pour Gérard Pommier, représentant pour l’enfant une tentative de se séparer du corps maternel. L’élaboration dépressive de cette scène primitive sera accompagnée d’une intense régression orale, apparition de l’objet dit Lacan, dans une jouissance autoérotique, trouvant son objet dans le corps propre. De nombreuses séances durant plusieurs mois seront centrées dans cette dialectique orale, autour de rêves où elle dévore seule, mange pour deux, refusant de répondre à un homme qui l’appelle au téléphone. Cette phase illustre ce que Freud nomme première organisation sexuelle prégénitale, orale, cannibalique. L’activité sexuelle n’est pas encore séparée de l’ingestion de nourriture, le but sexuel consiste en l’incorporation de l’objet. Dans un des rêves de cette série, alternant avec des rêves de masturbation, elle déguste un verre de vin blanc avec sa mère, et se dit que c’est aussi bon qu’un baiser avec un jeune homme. Elle se réveille surprise. Sa grand-mère est représentée avec un pénis dans un rêve suivant lui permettant de mettre en mots et de comprendre les liens passionnels mère-fille et de son désir incestueux. Elle rêve d’une petite fille qui a un tuyau noir qui sort de sa cheville, sa mère le lui réintroduit plusieurs fois, elle pense que la petite fille n’a pas mal. Ce moment de son analyse sera marqué par la nécessité d’une hystérectomie qui aura un effet castrateur assez positif ouvrant cette dialectique orale. Elle rêve alors qu’elle fait l’amour avec le chirurgien, la figure paternelle commence à être représentée dans un fantasme de séduction. Ce moment ouvre un espace psychique et un début de subjectivation, des éléments œdipiens évoquant son cheminement parallèlement à un début de changement de position subjective. Elle rêve qu’elle refuse de se laisser caresser par une femme, mais qu’un homme lui a volé son pantalon, dans un rêve suivant elle se laisse emmener par un homme et partager un repas avec lui. Moments de représentation de sa séparation du corps pulsionnel de la mère qui commence, elle, à poser des problèmes de santé dans une symptomatologie digestive. Lilian s’achète à ce moment là son appartement qu’elle investit comme sa maison. Elle commence à rencontrer un homme une dizaine d’années après le début de son analyse, elle ressent du désir pour lui, mais cette rencontre est décevante. Elle rêve qu’elle le séduit, habillée de manière sexy, mais sa mère téléphone en colère. Elle se dit que sa vie de femme est entre ses mains, comme le récent rêve de flacons de beauté qu’elle tient entre ses mains. Mais elle chute en sortant de sa séance et se fracture le bras. Une nouvelle période dépressive revient accompagnée de régression orale. Cette patiente au bout d’une dizaine d’années d’analyse est passée d’une modalité de jouissance urétrale à une modalité de jouissance orale, mais dans un aménagement pervers la fixant à des stades autoérotiques. Elle est globalement sortie de la dépression et ne souffre plus d’insomnie qui évoluait depuis qu’elle était nourrisson, liée à l’angoisse de séparation, mais elle a pris 10 kg. La période psychique suivante sera marquée par des rêves de colère envers la mère, de tentatives de matricide, d’une femme qu’elle n’arrive pas à tuer, et des rêves de séparation des parents et de mort du père, elle se représente partant enfin mais de manière ambivalente, alternant toujours avec des rêves régressifs de voyage avec sa mère. Le père est malade d’un cancer de la prostate en fin d’évolution. Elle tente de rencontrer de nouveaux hommes, Bernard est entrepreneur et fait de la plongée. Elle rêve qu’il plonge érotiquement sous sa jupe, mais une deuxième femme se lève, elle se dit qu’une des deux doit mourir, et se réveille avec angoisse. Renoncer à l’objet incestueux est la condition d’accès à la rencontre érotique. Dans le cas de cette analysante, le passage de l’autoérotisme à l’objet incestueux a-t-il été suffisamment négocié pour permettre de le perdre ? Le temps de la cure peut-il comme dans le cas d’un développement psychique normal, encadrer et entendre ces processus pervers comme transitoires, créateurs de subjectivation et de la relation à l’autre ? C’est la question que me pose ce cas, d’un sujet trop pris depuis la naissance dans le corps pulsionnel d’une mère abusive.
Le père décède à ce moment là. La période de deuil s’accompagne d’une reprise de la symptomatologie urétrale, une série ininterrompue d’infections urinaires nécessitant des endoscopies, une « reflambée urinaire » comme elle dit, métaphorisant la jouissance éprouvée. Elle a peur, dit que son ventre « l’a laissée tomber », j’apprends qu’elle n’a qu’un seul rein congénital, elle rêve de cartons de condoléances couverts de hiéroglyphes qu’elle n’arrive pas à déchiffrer, l’analyse continue. Elle semble alors peu s’intéresser aux interprétations, n’y revient pas d’une séance sur l’autre, comme si elle était étrangère à elle-même, dans un moment dé résistance. Une tentative de nouvelle rencontre sur internet s’avère à nouveau décevante mais elle a réussi à avoir quelques relations sexuelles satisfaisantes. Elle se sent toujours en attente. A la suite d’une nouvelle scansion sur le signifiant « en ce li », elle rapporte deux rêves riches en matériel, dans le premier, elle loue une voiture de course, tiens un tuyau pour faire un plein qui ne s’arrête jamais. Et dans le second rêve elle dort cette fois-ci dans la rue et en se masturbant déclenche l’allumage de tous les magasins. Dans la deuxième scène, elle discute avec un couple puis se retrouve avec un homme dans une chambre. Le climat est très angoissant, elle entend des éclats de fusil et pense que des enfants sont attaqués. La structure semble s’orienter vers l’hystérie, le masculin fait menace dans sa sexualité infantile. La jouissance phallique du premier rêve éclaire son symptôme vésical mais dans un écoulement qui ne peut s’arrêter, comme une impossibilité à endiguer la pulsion. Freud relie l’appareil urinaire à la sexualité précoce du nourrisson, chez qui l’appareil sexué n’est pas encore développé. Il dit dans les premières éditions des Trois essais : « L’excitation sexuelle de la période du nourrisson fait retour dans les années d’enfance »[3]. L’hystérique a tendance à refouler le phallus imaginaire plutôt que d’y renoncer, expliquant les difficultés inhérentes à sa prise en charge. L’objectalisation progressive des autoérotismes œuvre à une différenciation, constitutive d’un Moi individué et d’une reconnaissance de l’objet ; et l’amour d’objet comme l’amour de transfert forme la condition des transformations des contenus non symbolisés de ces autoérotismes. Quand l’introjection des désirs devient possible, le va et vient entre auto et hétéro-érotisme, met fin à la dépendance objectale première et à la figure de l’objet primaire tout puissant.
L’analyse difficile de cette patiente questionne aussi l’installation d’une réaction thérapeutique négative, dans sa difficulté à entendre les interprétations, à élargir son insight. La réécriture de son histoire a pu se faire mais la force d’attachement à ses objets infantiles et à cet Autre maternel tout-puissant joue dans cette difficulté à renoncer à ses satisfactions, alimentant son masochisme. Dans la réaction thérapeutique négative, Pontalis suggère que le patient ne veut pas échanger sa souffrance, son bien propre, contre une amélioration qui correspond à une attente de l’analyste. La logique du plaisir/déplaisir cède la place ou est recouverte par une logique du désespoir. « Fatalité » répète sans arrêt cette analysante. La réaction thérapeutique négative est une passion démesurée, destinée à guérir la mère folle intérieure[4], dit Pontalis. Un mauvais objet indestructible qui garantit au sujet sa propre permanence. Ce « non » érigé en absolu est pour lui la pulsion de mort à l’état pur. Il est le premier après Freud à mentionner le rôle de la pulsion de mort dans ce phénomène psychique. Freud avait questionné les obstacles qui se trouvent sur le chemin de la guérison analytique. Il décrit dans Analyse avec fin et analyse sans fin, l’exemple assez similaire d’une jeune fille qui s’enferma dans la maladie et les fantasmes masochistes à la suite d’une ablation totale de l’utérus. « La force pulsionnelle constitutionnelle et la modification défavorable du moi acquise dans la lutte défensive, au sens d’une dislocation et d’une destruction, sont les facteurs qui sont défavorables à l’action de l’analyse et peuvent prolonger sa durée dans une impossible conclusion »[5]. C’est de la force pulsionnelle que dépend l’issue, dit Freud. J’avancerai l’hypothèse que l’intensité de cette force pulsionnelle est augmentée lorsque la structure psychique de la mère est trop sous l’emprise de la pulsion de mort, comme dans les cas décrits par André Green de « mère morte ». Que l’ancrage de la force pulsionnelle de l’enfant est lié au réel maternel. Et que dans ces cas, le fantasme archaïque de réparer la mère folle intérieure soit prépondérant. Il faut qu’il y ait de l’Autre avant de pouvoir le barrer !
Ce roc est déjà décrit par d’autres auteurs, « Ce point de vue a l’intérêt de mettre au premier plan la pulsion de destruction (plutôt que de mort, qui est plutôt désobjectalisante que destructrice) et comme Rivière, situe ce roc comme étant de nature mélancolique, en tant qu’attachement à la mère folle intérieure » [6], écrit Louise de Urtubey. Il peut aussi s’agir d’un repli face au monde extérieur vivant, ce qui ramène à la désobjectalisation. La libido tente de constituer l’objet, la pulsion de mort s’exprime par la désintrication : déni, clivage du moi jusqu’à la « retraite narcissique » dont parle André Green puis mort psychique[7]. Si la libido n’est pas occupée à une tache de liaison, elle devient une excitation insupportable. Rosenberg[8] appelle le masochisme resté à l’intérieur du moi « noyau masochique érogène du moi », le surmoi étant une représentation interne de celui-ci. Un autre auteur, Potamianou[9], lie aussi la réaction thérapeutique négative avec la pulsion de mort, dans le besoin masochiste de se punir soi-même, à l’activité du surmoi et au renoncement provoqué par le désespoir d’avoir détruit et failli à restaurer les objets internes. La réaction thérapeutique négative doit pouvoir se parler et s’analyser dans la cure, de façon à relancer la pulsion de vie, réanimer et sortir le vivre de l’enlisement qui le fige. La question de la réaction thérapeutique négative est posée dans un des derniers écrits techniques de Freud « Analyse avec  fin et analyse sans  fin »[10], comment terminer une analyse analyse puisque, à chaque fois, l’on a affaire à un roc ?
                                                                                                             Monique Lauret.



[1] S. Freud, « Trois essais sur la théorie sexuelle », in OCF, VI, Puf, 2006, p. 104.
[2] S. Freud, Cf Ibid, «  Trois essais » p. 129.
[3] S. Freud, Cf Ibid, « Trois essais », note bas de page, p.125.
[4] J.B. Pontalis, Non, deux fois non, NRP, 24.
[5] S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, Puf, 1985, p. 236.
[6] L. De Urtubey, Du côté de chez l’analyste, Puf, 2002.
[7] M. Lauret, L’énigme de la pulsion de mort, Puf, 2014.
[8] B. Rosenberg « Pulsion de mort et intrication pulsionnelle ou pulsion de mort dans la construction de l’objet et l’appareil psychique ou la pulsion de mort et la dimension masochique de l’existence », in Monographie Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie, Puf, 1989.
[9] A. Potamianou, « Figurations du Nirvâna et réaction thérapeutique négative », RFP LII, 4.
[10] S. Freud, « Analyse avec fin et analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, (1937), Puf,

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