A PROPOS DE LA TRAVERSÉE DU FANTASME (Mesa Redonda de Lapsus de Toledo en Madrid)



Gérard Pommier
La «  traversée du fantasme » est une expression que Lacan n’a employé qu’une seule fois, et qui a eu le succès que vous savez, assez étonnant, il faut le dire. En faisant un effort, on peut essayer de comprendre la « traversée  du fantasme » en s’appuyant sur le mathème de Lacan $◊a, petit a étant un objet. En ce cas, si le sujet s’identifie à l’objet, en effet, il traverse le fantasme. Mais l’identification à l’objet ce n’est jamais qu’un rêve du sujet, de ce qui est au fond sa déréliction ordinaire existentielle, sans rien de spécifique, ni de la fin de l’analyse, ni du désir de l’analyste. Il arrive souvent que des analysants rêvent qu’ils sont une merde, mais c’est quand même eux qui le rêvent, en tant que sujet. On peut donc avoir l’idée concernant la traversée du fantasme, que cette fin de l’analyse avec identification à l’objet, c’est le rêve du sujet de se défausser de son désir. C’est ici qu’il faut déjà se poser une question : qu’est-ce que « l’objet », sinon le sujet lui-même qui veut s’échapper en s’objectivant ? Il y a bien une part du sujet qui veut en finir avec sa propre subjectivité : c’est l’avènement de sa propre pulsion de mort, non pas celle qui vient de l’Autre : c’est le diktat du désir qui veut en finir avec lui-même, qui voudrait bien en terminer avec ce qui cause le désir. Il y a donc une inanité de principe de l’objet. Pour le dire de manière imagée, l’objet, c’est la loque de moi-même tout à fait inanalysable, à laquelle je ne m’identifierai jamais, car seul un sujet s’identifie.

ATRAVESAR EL FANTASMA (Mesa Redonda de Lapsus de Toledo en Madrid)



Roland Chemama
La formule « traversée du fantasme » rend-elle compte de ce qu’est la fin d’une psychanalyse ? Disons déjà qu’assez souvent les analystes se sont interrogés sur le sens qu’on pouvait donner à cette formule, cela d’autant plus que l’on ne sait pas si elle a une valeur métaphorique, descriptive, voire topologique. Ainsi si l’on figurait le fantasme avec le poinçon qui en constitue la partie centrale dans l’écriture S poinçon de a, traverser le fantasme ce serait soit passer au travers du poinçon comme on passerait à travers une fenêtre, soit suivre les traits qui le constituent, comme s’ils constituaient un chemin. Mais je ne saurais donner à ces deux options qu’une valeur métaphorique, et je ne crois pas qu’une de ces interprétations formelles apporte grand chose pour comprendre la fin de l’analyse.
Est-ce que l’expression « traversée du fantasme » constitue alors, à mon avis, une de ces formules toutes faites, une des locutions figées dont l’emploi empêche plutôt de penser ? Je ne dirai pas cela. Il me semble que cette formule a au moins le mérite de rappeler quelques exigences concernant la pratique de la psychanalyse. C’est peut-être d’ailleurs aussi de ça qu’il s’agit concernant la passe. Celle ci est-elle, comme Lacan a pu le dire, un échec ? Même si c’est le cas, elle a eu le mérite de rappeler qu’on ne saurait diriger une cure si on ne tentait pas d’avoir une idée de ce qui constituerait la fin de la cure.
Que viendrait donc rappeler à notre attention l’expression « traversée du fantasme » ? Je dirais volontiers qu’elle nous oblige à ne pas en rester à une reconnaissance, dans la cure, du fantasme fondamental de chacun. Cette reconnaissance, en effet, risque encore de se figer dans un savoir fétichisé, qui enfermerait le sujet dans un « c’est ça », avec le risque supplémentaire de le rapprocher d’une position perverse au sens où c’est le pervers qui est assuré d’un savoir sur la jouissance. Parler d’une traversée du fantasme, ça peut être utile si ça nous amène à penser qu’il vaut mieux ne pas en rester là. Et ce « ne pas en rester là », il me semble que nous pouvons l’articuler autour de la formule S poinçon de a, comme ce qui nous ferait aller d’un terme à l’autre de la formule. Bien sûr les analystes ont longtemps privilégié une de ces directions. Elle consiste, là où le sujet fait état de sa subjectivité, à le renvoyer, quand cela est pertinent, à la position d’objet qu’il peut prendre dans le fantasme. L’exemple le plus quotidien est à cet égard le meilleur. Je pense à un de mes analysants, un homme assez jeune qui est invité à une performance d’un de ses amis dont il apprécie généralement le travail. Cette fois-là cependant la performance ne le convainc pas. Il pense néanmoins devoir s’interdire de le lui dire. Il ne va tout de même pas « l’emmerder » ! Néanmoins quand il le croise il ne peut s’empêcher de lui faire, sur un ton désagréable, des critiques marquées. Qu’est-ce qui pourrait bien expliquer, se demande-t-il à sa séance, le lendemain, que je me sois comporté de cette façon ? Il n’est pas sans intérêt de lui faire entendre que plutôt que de « lui », il s’agissait en l’occurrence de tout autre chose. De ce qu’il devenait comme objet pour l’autre : un objet que généralement on rejette, un déchet à quoi – le contexte permet de s’en assurer – il en venait à s’identifier.
Avant de parler de ce cas, cependant, j’ai parlé du risque d’un savoir fétichisé sur sa propre jouissance. Celui-ci est encore plus présent peut-être aujourd’hui où chacun, peu ou prou, se targue de ne pas être dupe des règles communes, et de s’assurer d’un chemin qu’il pense plus conforme à son propre désir. Dans des cas de ce genre l’analyse peut-elle se borner à parcourir à nouveau ce que le sujet a parfois parcouru lui-même à plusieurs reprises ?
J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, d’évoquer un autre analysant, un homme qui après s’être plaint de ses rapports difficiles avec les femmes, en était venu, assez vite, à faire état de fantasmes conscients, de rêveries nombreuses qui le mettaient dans une position d’objet maltraité par une femme dominatrice. Il essaya d’ailleurs, sans résultat très probant de « réaliser » comme on dit, ces fantasmes.  Ajoutons qu’il savait en démonter les divers éléments, et retrouver les formes qu’ils avaient pu prendre dans l’enfance. Bref on ne pouvait s’attendre à ce qu’une analyse du type de celles que Freud développe dans « un enfant est battu » ait le moindre effet, parce que, dans ce champ dont il faisait le relevé, rien apparemment ne pouvait le surprendre. Il en était même au point de commencer à s’enchanter de ses rêveries, d’une efflorescence imaginaire qu’il était difficile de contenir.