A PROPOS DE LA TRAVERSÉE DU FANTASME (Mesa Redonda de Lapsus de Toledo en Madrid)



Gérard Pommier
La «  traversée du fantasme » est une expression que Lacan n’a employé qu’une seule fois, et qui a eu le succès que vous savez, assez étonnant, il faut le dire. En faisant un effort, on peut essayer de comprendre la « traversée  du fantasme » en s’appuyant sur le mathème de Lacan $◊a, petit a étant un objet. En ce cas, si le sujet s’identifie à l’objet, en effet, il traverse le fantasme. Mais l’identification à l’objet ce n’est jamais qu’un rêve du sujet, de ce qui est au fond sa déréliction ordinaire existentielle, sans rien de spécifique, ni de la fin de l’analyse, ni du désir de l’analyste. Il arrive souvent que des analysants rêvent qu’ils sont une merde, mais c’est quand même eux qui le rêvent, en tant que sujet. On peut donc avoir l’idée concernant la traversée du fantasme, que cette fin de l’analyse avec identification à l’objet, c’est le rêve du sujet de se défausser de son désir. C’est ici qu’il faut déjà se poser une question : qu’est-ce que « l’objet », sinon le sujet lui-même qui veut s’échapper en s’objectivant ? Il y a bien une part du sujet qui veut en finir avec sa propre subjectivité : c’est l’avènement de sa propre pulsion de mort, non pas celle qui vient de l’Autre : c’est le diktat du désir qui veut en finir avec lui-même, qui voudrait bien en terminer avec ce qui cause le désir. Il y a donc une inanité de principe de l’objet. Pour le dire de manière imagée, l’objet, c’est la loque de moi-même tout à fait inanalysable, à laquelle je ne m’identifierai jamais, car seul un sujet s’identifie.

Je suis donc en train de dire qu’il n’y a pas de fin d’analyse possible par identification à l’objet. Je m’appuie à ce propos sur deux ou trois pages vraiment incontournables de la Métapsychologie de Freud sur le refoulement de la pulsion. La pulsion, écrit-il, est définitivement refoulée au sens de l’Austossung, du rejet primordial, éternellement refoulée, à chaque instant présent, refoulée dans l’inconscience du corps qu’elle machine. Et exactement au même instant commence - mais en sens contraire - la vie psychique, qui rêve de regagner sur cette perte, sur le retard sur soi, retard sur une vie pleine, retard causé par le refoulement. L’objet, la pulsion est refoulée, au sens de l’Austossung, tandis que le fantasme rêve au même instant du contraire ! Ces deux processus marchent en sens opposé l’un de l’autre. Une disjonction radicale s’impose entre pulsion et fantasme. Le rapport à la pulsion ne change jamais, il reste immuable. Seule la vie psychique, les rêves, les fantasmes sont à la portée du geste analytique, dont l’art se joue à hauteur du désir et jamais de la pulsion. Le refoulement de l’objet pulsionnel est définitif : il se résorbe dans l’inconscience du corps, qu’il machine en un aller retour totalement statique, qui se répète en permanence. Cet accrochage pulsionnel sert de point de butée aux régressions symptomatiques : ce sont des points de mémorisation symptomatiques de traumas, de moments où le sujet s’est en effet objectivé lui-même, où il s’est réduit à l’inconscience pulsionnelle du corps. Cette écriture du symptome attend ensuite sa délivrance. Ce sont des faits que nous pouvons constater par exemple lorsque se produisent des vomissements, une colite, une paralysie, justement à l’heure où se répète une situation traumatique. Cette régression symptomatique s’oublie à l’heure de sa subjectivation, lorsqu’elle se libère des fixations symptomatiques.
La subjectivation veut dire qu’il existe un jeu des transferts par exemple entre un symptome, un rêve, un souvenir et une formation discursive dans la parole, et comme la parole possède un sujet, elle subjective le symptome qui cesse donc d’être inconscient : c’est le ressort thérapeutique ordinaire de l’analyse, souvent très vite efficace. Les patients viennent pour ça et l’analyse se suspend quand ils ne souffrent plus. Le principe de fond de toutes les demandes d’analyse, c'est une demande thérapeutique qui se suspend lorsque le patient est soulagé d’un certain nombre de symptômes, d’angoisses et d’inhibitions. La plupart des analysants n’en demandent pas plus. D’ailleurs de ce point de vue, une cure n’est pas forcément longue, contrairement à ce qui se dit, et l’effet thérapeutique joue souvent à chaque séance. La fin de la majorité des analyses correspond à ce soulagement d’une souffrance psychique. Le transfert à la personne de l’analyste est seulement au service des transferts multiples. Le sujet qu’est l’analyste est au service de ces transferts, il s’efface devant eux, il les favorise, au lieu de se présenter comme un objet d’amour de l’analysant. Il existe bien un transfert à sa personne, mais seulement à titre de conséquence des mouvements associatifs des transferts que sa présence autorise. Causer les transferts ne signifie en rien que l’analyste soit l’objet du transfert, c’est un sujet.
Et donc j’en viens à cette deuxième remarque : l’analyse ne se termine pas non plus par rapport à cet objet que serait l’analyste. Dans ce cas il faudrait faire le deuil et ce serait trop triste de mourir à chaque fois. Je préfère que les patients partent le sourire aux lèvres ou plus souvent qu’ils ne reviennent plus, qu’ils oublient de venir parce qu’ils se débrouillent bien comme ça. C’est ainsi que se terminent la majorité des analyses. L’analyste ne peut être l’objet du transfert sans réduire la fin de l’analyse à un rapport hégélien maître esclave : c’est une version métaphysique d’un rapport de l’Etre au néant, au Désêtre si vous voulez.
Je conclu déjà que cela n’a rien à voir avec l’immense majorité des « fins sans fins » de l’analyse. C’est une dialectique de l’Etre et du néant très éloignée de la dialectique freudienne entre Etre et avoir, c'est-à-dire de la castration. On ne peut mieux définir ce qui reste sans fin à la fin de l’analyse. C’est la question conflictuelle de comment « avoir » le phallus, ce phallus dont ni l’homme ni la femme ne sont propriétaires l’un sans l’autre. Vous l’avez reconnu, il s’agit de ce qui ne se conclut pas dans le conflit du masculin au féminin, c'est-à-dire le pénis neid d’un côté et l’angoisse de castration de l’autre. C’est l’indépassable névrose actuelle du conflit des genres, la grandeur et l’infracassable noyau de nuit du rapport sexuel. Je serais assez curieux de rencontrer quelqu’un qui déclarerait avoir fini son analyse, et qui ne serait plus tracassé par son rapport à l’autre sexe.
Je ne crois vraiment pas que l’on puisse traiter le problème d’une « fin sans fin » autrement que par la dialectique de l’être et de l’avoir, ou pour le dire plus précisément dans la dialectique d’un Etre qui s’efface, en essayant de se rattraper grâce à l’avoir grâce au sexe, dans l’éternelle relation masculin/féminin. Au fond, concernant la fin de l’analyse, Lacan est toujours resté dans une dialectique Etre désêtre, très proche d’un point de vue Heideggérien. Evidemment « avoir » le phallus grâce au partenaire sexuel, c’est s’en déclaré dépossédé, sinon dans ce discord : c'est le roc de la castration. Je ne connais personne qui m’ait donné quelque signe d’avoir « dépassé » la castration.
Je viens donc d’évoquer en quoi le rapport à l’objet me semble de peu de secours pour éclairer la « fin sans fin » de l’analyse telle qu’elle se produit effectivement. Car il n’y a jamais de terme à la production du savoir inconscient : les rêves, les lapsus etc. ne tarissent jamais, une fois une analyse suspendue. La seule différence avec cette fin est que ce jeu ne rend plus malade et les analysants sont venus pour se soigner.
Comme j’en ai déjà fait la proposition, la pulsion n’est que l’occasion de régressions symptomatiques, qui sont justement des coups d’arrêt portés au mouvement du désir, lorsque pour une raison ou une autre, le désir se renie. Le matériau de notre action, c’est la parole, et le fantasme est porté par cette parole, c’est lui le vecteur de ce désir, de la répétition. C’est lui qui cherche à rejouer le coup du traumatisme, mais à l’envers, tout comme une fille séduite cherche à séduire, tout comme le fils écrasé par son père cherche à se venger, etc. Le fantasme double toutes nos paroles, et c’est lui qui fait fourcher les mots, délivre les lapsus, les fautes de genre, coupe la grammaticalité aristotélicienne des phrases, et cela de telle sorte qu’elle délivre les associations libres, qui filent jusqu’aux fixations symptomatiques, en attente de subjectivation (c'est-à-dire de guérison).
Et je vais donc maintenant examiner cette traversée du fantasme du point de vue de la parole et non de l’objet. Encore faut-il s’entendre d’abord sur ce qu’est un fantasme. Je crois être fidèle aux textes et à la clinique en disant que les fantasmes fondamentaux se réduisent à un très petit nombre, à savoir : « un enfant est battu », le « fantasme de séduction », la « scène primitive », le « fantasme de castration » et enfin la clef de voute de cet ensemble covariant, le « fantasme parricide » qui accorde sporadiquement son soulagement fonctionnel à cet ensemble. J’avancerai l’idée que le principe du fantasme, c’est la répétition, c'est-à-dire rejouer en faveur de celui qui fantasme le traumatisme qu’il a subi : c’est aussi la définition du désir, qui je crois, n’en a pas d’autre. Le désir cherche à répéter une situation traumatique à l’envers, de sorte qu’il libère (la fille qui fut séduite cherche à séduire… etc.)
D’où la question que je pose maintenant : comment voulez-vous traverser le fantasme, et dans quel sens exactement ? Comment faire, puisque le fantasme est lui-même l’inversion d’un traumatisme passé ? Traverser le fantasme signifierait alors la mort du désir : c’est un objectif qui ressemble fort à celui de Bouddha, qui est un copain de Heidegger. C’est une perspective reposante de la fin de l’analyse. Je ne connais pourtant pas beaucoup d’analystes qui seraient dans cet état de nirvana. Entre analystes, c’est toujours l’empoignade, comme du temps où il y a la place d’un père à prendre. Il faut bien avouer que le désir n’est pas mort, en dépit du vœu pieux d’en finir avec lui, puisque le désir est bien l’ennemi, toutes religions confondues : c’est la première phrase qui fut prononcée par Bouddha : en finir avec le désir.
J’ajouterai pour éclairer ce qui peut se terminer sous l’angle du fantasme, que le fantasme a un genre. Le fantasme de séduction - par exemple - a une version masculine, qui cherche à séduire et une version féminine qui cherche à être séduite : les fantasmes sont orientés dans l’espace par la différence sexuelle, sinon on ne voit pas comment ils pourraient se mettre en acte. Dans la mesure où le fantasme de séduction est orienté par cette tension du masculin au féminin, la « traversée du fantasme » devrait consister à devenir transgenre ! Ce serait certes une solution élégante, mais je ne connais pas non plus d’analyse qui se serait terminé sur ce cas de figure, c'est-à-dire une bonne opération chirurgicale. Au contraire - et de ce deuxième point de vue - on en arrive encore une fois à ce qui ne se termine pas dans une analyse. C'est-à-dire la névrose actuelle, l’interminable débat du masculin et du féminin, dont Bouddha s’est peut-être dispensé - mais ce n’est pas sûr du tout pour ce que l’on sait de son histoire : il venait d’être père, quand il s’est retiré pour méditer. Je souhaite donc bon courage à ceux qui espèrent traverser le fantasme et j’attends le témoignage de ceux qui disent l’avoir fait.

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