Roland
Chemama
Dans un article écrit pour le livre Miedo,sufrimiento
y angustia, que Cristina Jarque a
organisé, j’ai introduit l’idée d’une « nature double de
l’angoisse ». Nous sommes en effet fondés à y voir à la fois l’angoisse
devant une perte, devant un manque (ce que Freud désignait comme angoisse de
castration) et l’angoisse qui – selon Lacan - se profile quand le manque se met
à manquer. Si je tente ainsi, non pas d’opposer, mais de
joindre, ce qu’il y a de plus vif dans l’approche de Freud et dans celle de
Lacan c’est parce que cette démarche me paraît essentielle pour notre clinique.
Comment cela ? Je dirai d’abord, pour introduire le point de
vue clinique, que l’idée freudienne d’une angoisse devant la castration inclut
sans doute nécessairement l’idée d’une castration mal assurée. Après tout si la
castration était vraiment assurée pour le sujet, si elle s’était opérée de
façon complète, pourquoi serait-il angoissé ? Il ne risquerait plus
rien ! Il me semble plutôt que dans une circonstance qui évoque la
castration, en tant que renonciation qui permet le désir, le sujet va
percevoir, plus ou moins confusément, qu’il n’est pas sûr que l’opération se
soit opérée de façon complète.
Cette idée d’une castration qui n’opère pas
pleinement, nous y sommes sans cesse confrontés dans notre pratique, parce
qu’il n’est pas toujours facile de savoir ce qui angoisse vraiment tel ou tel
sujet. Veut-il être débarrassé de
l’objet auquel il aurait dû renoncer et que les particularités de son
histoire ont laissé présent, ou partiellement présent, cet objet qui continue à
l’encombrer comme a pu le faire, par exemple, la sollicitude d’une mère qui
était toujours « sur son dos » ? Ou alors est-il angoissé parce
qu’il a l’espoir de garder « ce qui reste », ce qui porte la trace
d’une relation privilégiée à sa mère, à laquelle il n’arrive pas à
renoncer ? Dans ma pratique c’est une question que je rencontre souvent.
Peut-être d’ailleurs le sujet est-il angoissé du fait qu’il se situe entre ces
deux positions, qu’il est en quelque sorte divisé entre ces deux positions.
Je pourrais, en ce qui concerne la description de ce
que j’appelle l’angoisse au double visage, en rester là. Mais je crois qu’il y
a ici une donnée fondamentale pour le sujet, qui éclaire notre position ambiguë
par rapport au désir. Le sujet peut en effet craindre voir s’évanouir son
désir, d’autant que celui-ci, courant de signifiant en signifiant, se dérobe
sans cesse. Mais ne faut-il pas dire aussi que l’homme craint d’accéder à
l’objet de son désir, et d’en tirer une jouissance peut-être trop grande, parce
que la jouissance, quand on s’en approche trop, peut être brûlante,
destructrice ? En ce sens l’angoisse n’est évidemment pas un phénomène
parasitaire, qu’il faudrait se presser de dissiper. Elle renvoie à une division
fondamentale pour le sujet. Pour tout dire, l’angoisse me paraît en ce sens, et
c’est ce que j’affirme pour finir dans mon article, posséder une valeur
anthropologique tout à fait particulière, elle me semble caractériser l’homme
dans son rapport au désir, l’homme en tant que parlêtre.
J’ai parlé de division. Dans mon article cependant
je parle plutôt de clivage. Je n’entrerai pas ici, à vrai dire, dans l’analyse
précise de ce qui les distingue en général, d’autant que même Lacan reste
ambigu sur ce point, renvoyant à plusieurs reprises au terme Spaltung (clivage
chez Freud) pour accompagner sa propre définition de la division. Mais cette
intervention me permettra, aujourd’hui, de tenter de préciser les choses, en
les centrant sur un point de vue clinique.
Que se passe-t-il en effet dans la clinique? La
division du sujet, cette division qui s’accompagne si volontiers d’angoisse,
peut être en quelque sorte élaborée, travaillée par l’inconscient. Il n’est pas
rare qu’un rêve vienne dire à la fois, et à travers les mêmes termes, le désir
et ce qui y fait obstacle, et généralement quand le sujet en perçoit quelque
chose cela s’accompagne d’un certain soulagement. Mais le fantasme, en tant que
tout fantasme est pervers, ou la perversion elle-même, semblent offrir des
réponses plus fortes, peut-être plus séduisantes.
Je pense à cet égard à un
fantasme qui n’est pas rare, en tout cas que j’ai entendu plusieurs fois
rapporter dans ma pratique. Je ne le spécifierai d’ailleurs pas beaucoup. S’il
est si courant c’est en tant qu’il peut prendre des formes assez diversifiées.
Il s’agit de ce qu’évoquent des femmes, mais aussi des hommes, qui ont le
fantasme conscient, parfois masturbatoire, d’être livrés à des êtres puissants
et malveillants qui les contraignent à des actes sexuels répugnants. Le seul
risque pour l’analyste serait ici de vouloir faire entendre de façon trop
appuyée ce qui pourtant semble la plupart du temps indubitable, à savoir que le
fantasme lêve l’angoisse devant le désir, en attribuant à l’Autre la volonté de
jouissance. C’est en disjoignant les deux termes de l’équation, c’est en les
clivant, que le sujet s’épargne ici l’angoisse.
Un raisonnement voisin
pourrait être tenu en ce qui concerne, non plus le fantasme pervers, mais la
perversion elle-même. Celle-ci, pour Freud, représente la fixation sur un des
objets partiels de la pulsion. Nous ne dirions plus les choses dans ces termes,
mais la dimension d’un investissement partiel peut sans doute être soutenue.
L’analyste a souvent la surprise de voir, au bout de quelques mois de cure, un
sujet faire état de pratique réellement perverses, alors qu’il était venu
consulter pour de toutes autres raisons, pour des troubles d’apparence
névrotique. Ce montage permet de disjoindre l’évitement de l’objet qui cause le
désir, d’un côté, et de l’autre sa manipulation détournée dans un scénario
pervers. Dans ce clivage se trouve en quelque sorte résolue la vacillation
entre deux positions subjectives qui cause ordinairement l’angoisse.
Vous aurez cependant noté que
ce dont j’avais prévu de traiter, c’était non pas de la perversion en général,
mais de ce que j’appelle « notre perversion ordinaire ». J’y viens.
Je signalerai d’abord que
lorsque la liste des titres a été établie, il y a eu un problème de traduction.
En français je disais « perversion ordinaire ». Cristina a été
sensible au risque de faux sens dans la traduction de ces mots, puisque
l’adjectif qu’on envisageait de choisir en espagnol, par exemple
« ordinaria », ou « corriente », risquait d’être entendu
dans le sens de « vulgaire ». Mais il me semble qu’on ne peut jamais
éviter totalement des connotations imprévues. Au fond, en français aussi
« ordinaire » peut prendre le sens « de mauvaise qualité »,
si on parle par exemple d’un vin « ordinaire » ou « très
ordinaire ». Alors je vais plutôt essayer de vous dire ce que j’avais
essayé de faire entendre déjà dans mon titre.
En disant : À quelle angoisse répond notre perversion
ordinaire (et je souligne « notre »), je voulais faire entendre
que je partais de l’idée que la perversion dont je tenterais de parler, ce
n’était pas une perversion dénoncée dans l’autre, une perversion pensée comme
une maladie ou bien une tare dont il conviendrait de se démarquer, mais une
perversion qui aujourd’hui nous concerne tous, parce qu’elle organise un mode
de fonctionnement répendu et habituel de notre rapport aux objets de
jouissance. Cela, je pourrais le dérire en reprenant par exemple quelques
analyses de Jean-Pierre Lebrun dans son livre qui s’appelle, précisément, la
perversion ordinaire. Mais je préfère revenir au fil qui est le notre
aujourd’hui, et qui concerne l’angoisse.
L’angoisse dont je parle, je
l’ai liée à une division du sujet entre la peur de la castration d’un côté, et
de l’autre côté la peur de s’approcher trop de l’objet de jouissance. Certes la
jouissance en tant que telle est de toutes façons inaccessible à l’homme, mais
il en cherche des équivalents, et Lacan a pu précisément dire que les objets a constituaient des équivalents de
jouissance. Il n’y a à partir de là qu’un pas à faire pour comprendre la
position du pervers : là où en général le champ de l’Autre, celui où se
constitue le désir, est généralement nettoyé de la jouissance, le pervers tente
de restituer a au champ de l’Autre. Or cela est clairement facilité, dans le
monde contemporain, par le fait que, pour le dire a minima, il y a de
nombreuses formes du discours contemporain qui valorisent la jouissance en
déniant la castration ; et aussi par le fait qu’à travers de nombreux
gadgets le sujet a facilement accès à ce que j’appellerai, en quelque sorte des
équivalents d’équivalents. Mais il y a néanmoins clivage. Le sujet ne laisse
pas la recherche de la jouissance envahir sa vie entière, ce qui lui permet de
calmer son angoisse devant la jouissance en même temps que son angoisse devant
la castration.
Pour ne pas trop rester dans
l’abstrait j’évoquerai le cas d’un analysant qui se trouve, par rapport aux
femmes, dans une situation qu’il comprend mal. Il en rencontre fréquemment, il
sent qu’elles apprécient sa courtoisie et son esprit, et plusieurs des femmes
qu’il rencontre trouvent apparemmentque c’est un bel homme. Mais au moment où
il faudrait qu’il manifeste quelque chose de son désir, ou du moins au moment
où il pourrait en venir à des échanges moins mondains, à une parole où il
s’exposerait davantage, il est paralysé. Alors il questionne, bien sûr, dans
l’analyse, ce qui lui fait difficulté. Mais en même temps il a trouvé dans un
dispositif un peu particulier une façon de contourner la question de son désir,
et d’accéder à la jouissance à travers ce que j’appellerai une néo-perversion.
Cet homme connaît des sites
Internet ou des femmes jouent à se dénuder devant… et c’est là le problème,
plutôt devant d’autres femmes qui offrent en échange l’exhibition de leur
propre nudité. Or il a en même temps de réels talents informatiques. Il réussit
donc à engager le dialogue avec des femmes et à substituer à sa propre image
des séquences où figurent des femmes, séquences qu’il va chercher aussi sur
Internet, et qui lui servent de monnaie d’échange.
Si je vous dis alors que sans
doute cet homme s’arrête, dans les soirées où il rencontre des femmes, au
moment où il ne peut plus se dérober à la question du regard qu’elles peuvent
porter sur lui, cela ne vous surprendra sans doute pas. Et on pourrait dire que
son dispositif lui sert à contourner l’angoisse devant la jouissance (en tant
qu’il croit manipuler l’objet), mais aussi l’angoisse devant la castration, (en
tant qu’il ne s’expose pas au jeu du désir).
Je ne vais pas m’attarder sur
ce cas, qui d’ailleurs ne correspond pas tout à fait à ce que j’appellerais une
« perversion ordinaire » : si je peux me permettre cette
boutade, les talents informatiques de cet homme sont peu ordinaires. Mais ce
cas peut me fait penser à bien des jeunes gens qui longtemps avant de risquer
une tentative de séduction visionnent un film pornographique chaque jour, où à
quelques femmes plus ou moins longuement solitaires qui vont sur le site
youporn. Ce n’est pas là le voyeurisme pervers du début du vingtième siècle. Le
sujet ne s’isole pas dans un univers proscrit socialement. Il restitue a dans un champ qui est à la fois séparé
d’idéaux qu’il peut par ailleurs conserver, et relativement admis socialement.
C’est une sorte de voyeurisme à la petite semaine, c’est si l’on veut la forme
aboutie de ce que disait Lacan quand il affirmait que le névrosé s’imagine être
pervers : pour s’assurer de l’autre. Mais à force de s’imaginer pervers,
on le devient un peu, non au sens peut-être de la structure pathologique, mais
au sens où l’on participe de la perversion ordinaire contemporaine.
Et alors, pour finir, devons
nous nous éxonérer de ce qui se passe là ? Individuellement nous n’avons
pas forcément une appétence particulière pour telle ou telle pratique érotique
que nous propose le monde contemporain. Mais peut-être sommes nous marqués,
plus que nous ne le pensons, par un rapport à l’objet qui le perçoit et en
parle dans les termes les plus crus, peut-être dans notre « savoir »
psychanalytique lui-même, daans notre volonté de savoir, se glisse-t-il, à
l’occasion, quelque chose de la perversion ordinaire contemporaine. C’est une
question importante, mais je ne ferai rien de plus aujourd’hui, que vous
l’indiquer.
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