ANGUSTIA Y PERVERSIONES (Coloquio de la FEP en Madrid)

Gorana Manenti


Dans la question préliminaire, Lacan  souligne le désastre que pour Schreiber présente la rencontre du Autre non barré, le père incarné le père préhistorique mythique de Totem et tabou. Souvent c’est une sorte de paranoïa du praticienqui va en premier se mettre en travers, barrer la route à l’accès d’analyse d’un psychotique. Une analyse qui restera d’ailleurs complexe et imprévisible puisque son tracé n’est pas continuellement balisé par le ressort du fantasme facilement repérable chez le névrosé. Par exemple cette paranoïa pourrait se manifester chez l’analyste dans un accès d’envie irrépressible de faire le père en se voulant éducateur, distant, froid, hautain, en passant toutes les séances dans un silence, vécu par le psychotique comme menaçant.Ces postures peuvent, chez un névrosé, provoquer une régression pulsionnelle et des rêves utiles, le pousser à conquérir son nom, sa place, à rivaliser avec ce père « fort » tandis que chez le psychotique cette attitude d’incarner le grand Autre va boucher les passages vers la possibilité d’une respiration subjective, rétrécir son espace subjectif déjà réduit et amener l’effondrement de son édifice psychique.
« L ‘homme de la télé » m’aime ! »
Je vais évoquer brièvement un cas clinique. Pardonnez-moi parce que je vais le condenser et il va être méconnaissable, ce qui est très bien aussi.  
Une femme fragile, jolie, intelligente, est venue pour parler de sa relation avec son mari, qui, depuis un certain temps, montre des signes d’une maladie relativement grave, ce qui l’angoisse beaucoup. Elle me dit qu’elle a fait plusieurs « tranches » d’analyse, et que maintenant avec moi elle veut refaire « un tour ». Elle annonce qu’elle vient un peu en touriste, visitant plusieurs analystes. Un jour elle me prévient  qu’elle a informé son précédent analyste du fait qu’elle voulait le quitter. Et effectivement cet analyste me téléphone très rapidement pour me dire : «  Surtout, vous ne me la renvoyez pas, comme vous avez essayé de faire ! C’est une hystérique épouvantable, elle met tout le monde en échec, c’est une séductrice, elle est fatigante, si vous-voulez bien vous en occuper, aucun problème, au contraire ! ». Et d’ajouter: « Sachez qu’elle m’a fait une très mauvaise réputation, en racontant à tout le monde qu’elle est en analyse avec moi et comme elle se met dans les états pas possibles et comme elle est très impressionnante, je ne tiens pas particulièrement à ce qu’elle revienne. » 

Cet analyste a essayé de me mettre en garde, le travail s’annonçait comme ardu. Enfin, ce qui m’a surtout mis la puce à l’oreille c’est tout ce périple qu’elle essaye de faire etla question de pourquoi cela ne fonctionne pas ? Que se passe-t-il en fait pour cette jeune femme ? Par exemple, chaque fois lorsque  elle arrive à sa séance, elle me demande tout d’abord un verre d’eau : il faut que j’aille à la cuisine, que je lui apporte ce verre d’eau, etc., que j’effectue toutes ces manœuvres qui ne sont pas tellement naturelles pour un bon psychanalyste à la mode qui veut rester complètement à sa place d’analyste, immuable… Qui ne cède pas à la Demande ! Les questions du désir, de la demande, du besoin sont remarquablement travaillées par Lacan. Oui cette patiente a une Demande avec un grand D, une demande de satisfaction pulsionnelle qui freine le travail pour lequel elle vient. Comment faire ? Lui dire d’aller se servir dans le Café du coin, provoquer une frustration comme avec un bon névrosé dans un bon vieux temps, ou plutôt réfléchir sur la demande d’analyste ?Se poser la question d’où est ma demande à moi face à la place d’analyste que j’occupe pour elle ? N’existerait-il pas une demande aussi côté analyste ? Une demande qu’il y ait un bon analysant, un parfait analysant qui viendrait à l’heure, ne raterai jamais sa séance, ne demanderai jamais un verre d’eau ? Evidemment c’est très agréable de travailler avec un « parfait » analysant, celui qui ne demande pas à boire de l’eau  tout le temps, qui ne se lève pas au milieu de la séance pour aller aux toilettes, qui ne vous téléphone pas à 4 heures du matin, ne fait pas toutes ces choses là. Et puis je me dis pourquoi ne pas poser cette hypothèse que chez cette patiente là il y a peut être quelque chose d’autre qui est en jeu et que le diagnostic d’une hystérie poussée est un peu faible. Je m’appuie théoriquement, pour poser mes hypothèses de travail, sur une croyance dont elle ne démord pas. Elle affirme avoir fait une fausse couche sans s’en apercevoir, avoir perdu un enfant déjà formé. Son mari ne la croit paset elle veut demander le divorce. Ses règles sont absolument régulières le gynécologue ne voit aucune trace d’une grossesse éventuelle, mais elle a cette idée qu’elle a perdu un bébé. C’est un point fixe qui revient et insiste et elle présente les signes d’un deuil de cet enfant qu’elle aurait pu avoir et qui n’est pas là.Mais un autre deuil récent, celui de sa sœur cadette morte d’un un terrible accident de montagne à peine évoqué n’a jamais été élaboré. Pourtant de l’ombre où il reste en attente de sa résolution, il produit des effets ravageants.
Il  ne suffit pas de se baser sur les manifestations de la séduction pour décréter qu’il s’agit d’une hystérie, puisque la séduction existe aussi, bien évidemment, dans la mélancolie, dans la paranoïa. Il vaut mieux aborder  les choses selon plusieurs angles de vue. Et sa séduction, qui est violemment présente, va ouvrir d’autres questions.
 Par exemple chez l’hystérique, le désir de séduire va être interrogé assez vite par les rêves, de séduction, par son fantasme de désir de pénis. L’objet« cause du désir » dans la construction du fantasme va être facilement repéré, parce qu’une personne de structure hystérique va rêver,par exemple, qu’elle a  été séduite, attaquée mais elle va faire des rêves où c’est elle qui séduit, attaque, ça va la troubler terriblement, etc. Chez l’hystérique Il y a quelque chose qui va surgir de son propre désir de voler quelque chose à l’homme qui, dans son rêve, l’agresse parce que c’est l’homme dont elle est amoureuse, etc. Mais, chez cette patiente là, il n’y a pas de choses qui ressemblent à ce fantasme. Elle a déjà deux enfants, j’ai l’impression que la réponse qui fragilise « qu’est-ce qu’une femme ? » et « qu’est-ce qu’un père ? », pour elle s’est posée, d’une manière particulière, nouvelle, parce qu’avoir un enfant présente une réponse aussi à la question « qu’est-ce qu’une femme ? », qui pour elle ne tiendrait pas tellement de son statut de mère, mais de « femme enceinte ayant dans son ventre un enfant  ». Mais son mari malade glisse de cette place qu’il occupait d’une adresse symbolique potentielle, d’un père dont le phallus est attendu en quelque sorte.
Elle entre dans un travail d’analyse par le biais d’une demande d’être acceptée avec ce qu’elle illusionne ou hallucine, avec ses hésitations et ses plaintes. Et très vite elle trouve que ça va mieux, qu’elle va beaucoup mieux. Rapidement elle retrouve un emploi, et se dit transformée. Miracle ? Certainement pas. Il n’y a pas de magie, les choses vont plutôt se compliquer et se montrer  sous une lumière toute neuve.
L’analyste dans la psychose a l’intérêt à tenir la place d’un petit « autre »  pour faire avancer la cure, le patient psychotique étant déjà sous la pression de quelqu’un qui présente pour lui un Autre incarné dans sa proximité et qui l’étouffe et le menace, un Autre qu’il n’arrive pas à décompleter. L’expérience a montré qu’une posture autoritaire ainsi que des reproches adressés pour une raison ou une autre à un psychotique peuvent provoquer des passages à l’acte avec des conséquences irréversibles.
« Je suis mutée de mon poste, je vais changer de filiale et travailler à la « maison mère » me dit la jeune femme un jour, fière de cet avancement.Et puis, avec un rire un peu agressif, tout en me regardant avec défi : « Je pense que mon directeur a pris cette décision parce qu’il vit une puissante passion pour moi. »
«  Il est devenu fou, je ressens son ardeur, il me rapproche de lui, il m’aime il me veut… »
Evidemment elle est très jolie et c’est probablement agréable d’avoir une personne aussi charmante à côté de soi, pourquoi pas ? Mais, y a quelque chose qui ressemble fort à une érotomanie qui se met en place et ce sentiment amoureux va maintenant naviguer entre son analyse et le directeur. La situation est peu confortable. La route va être dangereuse.Je n’ai jamais introduit frontalement un doute dans cet amour dont elle puise sa force de vivre, ma fonction a toujours été de me positionner fortement du côté du sujet, ne pas casser le délire, ce dernier bastion de la vie. Comme Clérambault l’a remarqué avec tant de talent, il faut procéder par « un dialogue en apparence diffus, mais semé de centres d’attractions pour les idées…nous devons amener le sujet à un état d’esprit dans lequel il sera prêt à monologuer et discuter, à partir de quoi notre tactique sera de nous taire, ou de contredire juste assez pour paraître ne pas tout comprendre, mais être capable de tout comprendre ».
J’ai observé une attitude de neutralité bienveillante,en me gardant bien de prendre la place de celui qui saurait mieux qu’elle de ce qu’il en est de cet amour aussi fou que difficile. Car déstabiliser le lieu d’où elle parlait aurait pu occasionner des répercussions désastreuses.
 « Je reviens vous voir pour que vous soyez de mon côté» me dit-elle, « je pressens que vous comprenez que cet homme m’aime. » Oui, je n’oublie pas que l’amour du transfert subjective, qu’il fait barrage au passage à l’acte, et que comme Clérambault l’avait déjà compris, je pressentais que « de tels malades ne doivent pas être questionnés ».
Tous feux allumés
Cette femme m’expliquequ’elle se rend régulièrement, à l’étage où travaille son directeur rentre dans son espace avec des prétextes pour le moins bizarres… Il est clair qu’elle harcèle cet homme de plus en plus. Elle l’attend devant son bureau, puis devant l’immeuble où il habite, elle reste des heures sous ses fenêtres,elle le poursuit dans la rue. Ensuite elle le traque en voiture, s’approche dangereusement, puis me demande : « Vous croyez qu’il m’as reconnue, je l’ai fais pour le surprendre parce que je roulais  dans la même direction que lui. »
Son entourage, ses amis, sont perplexes devant une telle tournure des évènements. La situation devient inquiétante. Finalement on lui conseille de se déclarer auprès de cet homme « pour mettre les choses au clair », ce qui est très rationnel, très cartésien, elle est enchantée par une telle perspective.
« Je trouve que c’est une bonne idée, de voir le problème directement avec lui, de lui parler de cet amour pour moi qu’il n’ose pas avouer... Je vais lui dire que je sais, que ce n’est plus possible de cacher cette passion, oui, il m’aime…Sinon il ne m’aurait jamais changé de poste…» Je lui conseille d’attendre un peu, ce qui provoque une colère inattendue. Furieuse, elle casse un objet dans mon cabinet, se met hors d’elle, elle me menace disant qu’elle peut devenir violente, qu’elle porte toujours un « opinel » dans son sac et qu’il ne faut pas jouer avec ses sentiments.
Elle suivra les conseils de son cousin et parler à l’homme en question, parce que il faut « tout »éclaircir, le« tout »doit devenir limpide maintenant. Elle fait sa déclaration à son chef une première fois, puis elle la réitère et insiste, n’entend rien de la réponse que cet homme lui donne. Elle affirme, qu’elle s’est aperçue de sa passion pour elle depuis le premier jour qu’ils se sont vus, depuis qu’il l’a engagée. Lui, prudent, certainement, pas totalement dupe de la situation, lui répond qu’il a une femme, des enfants, et il l’assure de son amitié. Ce qui est très bien de sa part. C’est un homme peu rancunier.  Il n’est pas offusqué par la situation. Il montre une patiente et un flegme étonnant. Lors d’une des séances elle me confie :
« Cet homme est comme vous, il m’aime. » Elle continue à être persuadée qu’il va quitter sa femme pour elle et que c’est imminent : « La manière dont il me dit qu’il est marié, montre qu’il va se marier avec moi. D’ailleurs il a joué avec son alliance pendant qu’il me parlait, c’est un signe qui ne trompe pas ».
 Je n’affirme ni ne confirme ses croyances, surtout il ne faut pas toucher au délire, me semble-t-il. Ce délire est la seule chose qui la sauve du trou de l’abîme qui s’est ouvert devant elle et ça me touche. Elle essaye de s’en sortir comme ça, de maintenir un père, pour le faire chuter ensuite. Mais le meurtre symbolique n’est pas accompli, le père reste « increvable » et elle risque de passer à l’acte pour mettre fin à son existence, poussée par la force extrême des pulsions déchainées se débrouiller avec la minceur d’indice symbolique qui la sépare du Réel. Cet indice est détenu par son mari, la sortie de la crise passe par l’orientation du travail dans ce sens : pourra–t-elle renoncer à la haine qu’elle ressent pour le père de ses enfants ?
 Je remarque que son agitation augmente dans les périodes où son mari est hospitalisé, absent, qu’elle cherche son directeur à ces moments là et que ce n’est pas seulement pour « les raisons pratiques » comme elle le dit, « la maison étant libre pour une rencontre torride ». Lorsque ses plans tombent à l’eau une haine s’abat à nouveau sur moi. Elle  me traite d’incapable.
Alors, je lui demande pourquoi elle revient à ses séances.
« Je crois que l’analyse va m’aider à vivre avec mon directeur  et je sais que vous me trouvez des qualités, c’est parfois agréable à entendre, même si c’est faux. Vous ne parlez pas beaucoup, or je sens que vous pensez qu’il est possible qu’on soit amoureux de moi.»
Je confirme que je pense qu’elle puisse être aimée, qu’elle s est potentiellement aimable par un homme, oui bien sûr. Elle est contente de cette réponse ambiguë. Je lui demande alors de raconter ses songes, ses lapsus,  ses doutes, ses joies. C’est ce travail, l’intérêt qu’elle trouve progressivement à parler d’elle, de ses traumatismes, d’analyser ses rêves qui finira par construire la distance vitale avec celui qui est son « PDG » et qu’elle nomme « l’homme de la télé » depuis qu’il a participé à une émission télévisée ce qui a consisté un autre  moment décisif  pour l’irruption de sa passion.
Le deuil
Chez cette femme, c’est la question de paternité qui pose problème puisqu’il s’agit, de maintenir un nouage de différentes instances paternelles (réelle symbolique et imaginaire) par un idéal projeté en avant. D’un côté il y a le deuil de cet hypothétique enfant qui est particulièrement difficile parce que cette absence d’état de grossesse enlève l’espoir qu’il y ait un jour « du père », qu’elle cesse d’être le phallus pour l’avoir, et de l’autre côté l’impossibilité de se confronter à la « castration » de la mère, son corps venant à la place d’un appendice maternel. Il reste le délire pour promettre un futur, maintenir l’intervalle avec le réel aspirant, non symbolisé. La cure va dévoiler progressivement un soupçon de l’affection pour ses enfants, son mari, malgré sa faiblesse.
Lors d’une séance elle me parle de sa sœur morte, elle dit que cette sœur était « comme son enfant ». J’ai répété doucement, sans insister, sans interroger :
« Comme votre enfant ?»
Une émotion forte la submerge, entre les larmes qui coulent, intarissables, elle balbutie :
« Comme cette enfant que j’ai perdu il y a quelques mois ».
Au fil du temps elle me parle de plus en plus d’elle et de moins en moins de « l’homme de la télé » bien que son spectre resurgit avec violence de temps à temps. Elle a réussi à renouer quelques  liens d’amitié et à changer de lieu d’activité, à s’éloigner de la « maison mère » où travaillait ce directeur « amoureux d’elle ». Quel soulagement ! Elle vient me voir moins souvent, affirmant que je ne suis pas quelqu’un d’objectif, qu’elle voit que je l’aime « trop ». Prend-elle une distance avec le délire ?
 Le résumé de cette cure compliquée, risque d’être un peu brut, plutôt mal dégrossi, caren condensant on perd des milliers de nuances, de détails surprenants. Mais, il y a quelque chose à quoi la psychanalyse a été efficace, malgré le fait que les avancées se soient faites lentement :la jeune femme à réussi à « tenir le coup »,  ne pas passer à l’acte, ne pas agresser cet homme dans les moments où son amour virait à la haine, ne pas non plus se suicider, ne pas agresser son analyste non plus, ce qui revenait aussi de temps en temps comme éventualité possible.L’analyse lui a permis de passer une période de deuil, de passer un moment avec un délire tout en tamponnant son effet destructeur.
Les fondements de la psychanalyse sont posés  sur la méthode « cas par cas » dans la transgression de l’universel.Ce qui marche dans une analyse va toujours vers le sujet, singulier.
Dans notre actualité l’ignorance comme passion a toute sa place dans la transmission de la psychanalyse. Lacan indique trois passions dans les Ecrits techniques : l’amour, la haine  et l’ignorance. Pas d’entrée possible en analyse sans cette référence à l’ignorance, elle est une des constituantes essentielles du transfert. Il y aurait ainsi un  lien toujours présent entre passion et ignorance, entre passion et méconnaissance. Quant à l’ignorance consolidée c’est un terme de Lacan  qui  désigne un type d’ignorance propre à chaque culture et chaque époque, car les idéaux changent, bougent, se modifient. Grâce à l’argument du nombre, le groupe alloue à l’idéal son aval de vérité. Il permet de refouler une simple croyance qui apparaît dorénavant comme un fait incontestable.  La transmission de la psychanalyse a à voir avec le complexe de castration, avec l’angoisse de castration et le degré de sa dissolution dans la cure.Gérard Pommier précise souvent qu’il  y a deux figures du père : « père sexuel qui allume le désir et père tué parce qu’il a suscité ce désir incestueux. » Il note que nous ne pouvons pas nous passer du père de Totem si facilement à cause de ce qu’il y a d'excessif  dans le désir lui même, jamais complètement pur. L’analyse le révèle, l’idéal du moi, l’amour pour le père idéalisé, ne tend pas uniquement à obtenir un soulagement de culpabilité, il espère le retour du père sauveur.
Comme la séduction la passion de l’ignorance se décline au génitif. Il y a une ignorance chez l’analysant. Elle est la conséquence de la division du sujet, entre le conscient et l’inconscient, entre le moi et le sujet, Il existe aussi  une ignorance chez le psychanalyste, plus ou moins tenace, il vaut mieux le savoir.


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