POURQUOI LA PERVERSION ANGOISSE-T-ELLE ? (Colloque de la FEP à Madrid)

Gérard Pommier

Je vais aborder le problème de l’angoisse provoquée par la perversion à partir de la psychopathologie de la vie ordinaire. La question du voile islamique, qui a agité la société française dans les dernières décennies, en donne un exemple. La féminité pose spontanément une énigme, il est inutile d’obliger une fille à se voiler, elle voilera d’elle-même cette féminité à sa manière, justement pour la montrer. Ce voile éventuel est tissé dans la même étoffe souple que le refoulement. Et pourtant l’histoire montre qu’il peut se transformer en répression de fer. Il représente alors un symbole « crucial », à la croisée de son refoulement spontané et de la répression du désir « du » père,. Le voile est devenu culturel après avoir été un excitant, lui qui fut d’abord au service du désir. Le signe de l’interdit du père, étincelle d’une excitation transgressive, s’est métamorphosé en celui de sa jalousie répressive. Il existe d’autres symboles dressés à la croisée de la répression et de l’érotisme. Comme le voile, ils déclenchent d’un côté l’excitation à titre de fétiches, et de l’autre ce sont des instruments répressifs. Ainsi de l’érotisme du pied féminin, qui a pris la forme d’une répression en Orient, et d’une séduction en Occident. Des contraintes psychiques identiques se sont imposées sous des formes contraires en des pôles opposés de la planète. Louis XIV fut - paraît-il - le premier à mettre des talons hauts, lui que sa courte taille empêchait de toiser ses courtisanes à sa guise. Le Roi Soleil aurait ainsi inventé sans le vouloir un fétiche, lorsque les femmes lui emboîtèrent le pas et chaussèrent elles aussi des escarpins. Les talons hauts font depuis trembler les hommes, dont certains en font le centre solaire de leur excitation. A Paris, en courant comme elle peut sur ses hauts talons, une femme peut penser à ses sœurs chinoises, dont les pieds furent si longtemps bandés. Pourquoi cette prédilection pour les pieds torturés  des patriarches de l’Empire du Milieu ? Si l’on ose dire, pieds bandés pour bander, cette réduction du pied à celui d’une petite fille fut la source de leur excitation.[1] Si deux cultures qui s’ignorèrent à ce point, celle de la Chine et celle de l’Occident, se passionnèrent pour le pied féminin, c’est que les invariants de l’inconscient sont des créations subjectives autonomes. Mais ce qui fut excitant à Versailles, fut répressif à Pékin. Dans le bric à brac des bizarreries de la sexualité, un fétiche désigne cet accessoire qui provoque l’excitation et même parfois à lui seul une jouissance complète. C’est la chaussure à talons hauts, un certain habit, la lingerie, une cravache etc. Cette définition restrictive enferme le fétichisme dans un cadre étroit, alors qu’il a un rôle universel, au point de croisement du refoulement et de la répression. Il émarge au tableau des perversions, mais aussi à grande échelle à la panoplie érotique d’une culture. Chacun en use plus ou moins pour feinter son refoulement. Le fétiche se fond souvent dans le décor, sans que l’on sache d’où il vient et pourquoi il commande du haut de son impersonnalité. Car il commande l’intimité profonde de l’érotisme, et il fournit un bel exemple du formatage culturel de la sexualité, cher à Judith Butler : s’il existe un terrain où « l’imitation » montre sa grande efficacité pratique, c’est bien celui de l’affichage de toutes sortes de fétiches. 

Le point de vue de Freud sur la question n’est-il pas resté coincé dans le cadre médico-légal de son temps[2] ? En tous cas il est resté unilatéral, comme si le fétiche était seulement le symbole du déni de la castration maternelle. Si c’était le cas, que dire alors de l’excitation provoquée par la mode, le costume, l’uniforme, la blouse blanche ou un accessoire d’apparence aussi neutre qu’une cravate ? C’est le caractère tellement superflu et à peine décoratif de la cravate  qui m’a fait découvrir l’autre versant du fétiche quand je me suis demandé pourquoi en certains lieux elle était obligatoire ![3] D’où vient-elle, et qui lui a donné son pouvoir ? Elle correspond à une obligation protocolaire : celui qui ne la porte pas quand il le faut transgresse. Son arbitraire a donc la valeur d’un signe du père. Cette remarque montre le fétiche sous un jour nouveau : cette Aura paternelle lui donne en même temps sa puissance excitante, et sa dimension culturelle. Elle concerne une multitude d’autres fétiches, bijoux, mode vestimentaire etc. Ils sont tous marqués par le même commandement. Un lien direct s’impose entre ce genre de fétiche et le tabou paternel.
Freud a écrit dans son article sur Le Tabou de la Virginité, que seul un sorcier pouvait déflorer les jeunes filles. Mais il n’a pas écrit qu’elles étaient protégées par des bijoux, des habits à la mode locale, autant de grigris qui correspondent aux fétiches imposés par le Totem du père. Il a parlé seulement du fétiche tel qu’il est utilisé par des hommes (à titre d’ersatz du phallus maternel) et non tel qu’il est utilisé par des femmes (comme signe du tabou paternel). Sur cette question, comme sur d’autres qui concernent les jeunes filles, Freud a été sans doute aveuglé par sa propre position paternelle, normée sur le patriarcat de son temps. Il n’a aperçu le fétiche que sur l’une de ses faces, propice à la crucifixion féminine. Alors qu’il en existe une autre, aveuglante dans tous les espaces publiques, sous le regard de Dieu, en somme. Les fétiches crient une vérité au-delà de l’audible, en ultra son : « Ne t’approches pas, ne me touche pas ! J’appartiens à quelqu’un d’Autre ! Regarde ces bijoux qui scintillent ! Ce sont les emblèmes de Sa Puissance qui protège mon éternelle Virginité.
Une fois remarquée cette dimension paternelle du fétiche, certaines de ces caractéristiques deviennent évidentes. Par exemple, à quoi tient la puissance des Marques (Rolex, Chanel, Louis Vuitton, etc.) ? A qualité et à beauté égale, ces Noms prestigieux déclarent une filiation. Ils signifient un tabou fait pour être transgressé. « Approche-moi si tu l’oses, Cavalier ! … Je suis la fille de Christian Dior… Mets-toi donc en garde, si tu veux me conquérir ». Comment nous habillerions-nous sans exhiber ces fétiches tribaux, qui affirment soit une virginité renouvelée, soit l’imminence d’une transgression ? La mode les renouvelle à chaque saison : leur perversité aiguillonne la transgression, c'est-à-dire un symbolique toujours mouvant, effervescent, en guerre intime, en voie de renouvellement. C’est une affaire d’ombre et de lumière ! Ces fétiches sous-investissent le corps masculin : costume sobre, neutralité austère, lorsque le noir est mis, lui qui est parure aussi, celle d’une contre séduction. Pour monsieur, c’est à peine un seul petit bijou, qui brille comme un contre bijou. Pour lui, c’est tout juste une cravate qui pourrait servir à se pendre : ainsi le fils montre-t-il son rapport élégant à la mort, l’imminence de sa disparition qui fait son charme. Et au contraire, les fétiches surinvestissent le corps féminin sur leur versant de lumière : fantaisies de l’habit, parures, escarpins, curieux vêtement, scintillement précieux du bijou posé sur la chair : lorsque la séduction anonyme du tabou joue sa comédie : « je te plais, moi qui étincelle sous l’éclat d’en haut ». Chaque femme est le reflet de cette féminité qui lui est d’abord extérieure, dont elle supporte le miroitement. Piège d’une lumière tombée d’ailleurs, piège lui-même. En faisant de sa singularité le reflet d’en haut, elle affirme son éternelle allégeance à la sorte de père plus grand dont elle est fille. En tous temps et en tous lieux s’est imposée l’universalité du fétichisme, tatoué sur le corps féminin, brillant dans la valeur des bijoux qui, s’ils furent une première version de la monnaie, ont donné dans le même mouvement sa perspective au fétichisme de la marchandise[4]. Que faut-il de plus que cette séduction anonyme pour déclencher la rivalité des hommes ? C’est la source de leur insatiable excitation. Elle affirme l’appartenance du féminin à un monde sacré, Sacer pour toujours inaccessible, relance inépuisable du désir[5].
Oui, Freud n’a abordé la perversion que sur une seule de ses faces, et Lacan aura été plus inventif, lorsqu’il a proposé presqu’en s’amusant d’écrire « Père-version » avec un tiret médian, qui dévoile sa face cachée. Cela n’invalide pas le point de vue de Freud : un fétiche sert à dénier la castration maternelle. Il déclenche une excitation selon un processus simple : l’enfant est d’abord pris par sa mère comme son phallus, et il se délivre de cette prise en déniant la castration maternelle. Un fétiche de rencontre représente ce qui manque à sa mère, et ce n’est donc plus son corps. Dès qu’il n’est plus le phallus, il peut lui-même avoir une érection. C’est le versant classique de la perversion exploré par Freud.
Plus tard, une fois engagé dans la vie sexuelle, s’il impose l’usage d’un fétiche à une femme, il dénie sa castration et de plus la violence l’excite. C’est ainsi que s’amorce l’angoisse de la perversion. La violence de cette Père version est un moment essentiel de l’excitation. Pour réussir, la perversion doit être angoissante. Imposer le fétiche presque par force à une autre, c’est ne plus être phallus soi-même.
Freud étant lui-même assez paternel et pas si doux, il a négligé que l’usage du fétiche est transgressif, coupable. Celui qui transgresse mérite donc une punition, qui est elle-même excitante. C’est par cette porte qu’entre le père de la Père version et que la cravache devient un fétiche de premier ordre. Le fétiche comporte cette double face, maternelle puis paternelle.
Et maintenant, quel rapport y a-t-il entre le fétiche - comme tenant lieu du phallus maternel - et le fétiche comme signe du père ? Le premier est la rampe de lancement du second : l’angoisse maternelle engendre une sorte d’invention automatique d’un père mythique dispensateur de coups et distributeur de bijoux qui sont sa marque de propriété. Le fétiche ajoute au moment pulsionnel du regard et de l’excrémentiel, le moment sado masochiste de la punition. Dans son deuxième temps paternel, c’est l’instant où l’innocente perversion polymorphe de l’enfant se métamorphose en Père version adulte angoissante : elle cherche à troquer sa culpabilité nouvelle contre l’angoisse qu’elle provoque. La perversion proprement dite de l’adulte n’est pas simplement la prolongation des jeux pervers de l’enfance, par défaut d’imposition du refoulement secondaire et d’amnésie infantile. Car s’y ajoute maintenant la violence du moment adolescent qui découvre brusquement le féminin. Provoquer l’angoisse est son recours majeur face à cette féminité qui le pousse à s’identifier au père. C’est bien pourquoi la psychiatrie médicolégale donne l’impression que seuls les hommes sont pervers.
Est-il sûr que seuls les hommes seraient à proprement parler pervers, comme semble le montrer les rapports de police ? Je viens de montrer l’importance du fétichisme du côté féminin, et l’on ne peut oublier cette connexion principale où d’ailleurs le fétichisme féminin s’épuise : c’est celle de la maternité, lorsqu’elle fait le choix de l’enfant fétiche. La maternité n’entre dans aucun programme prescrit de la féminité. Il existe toute sorte de mères, celles qui revivent leur enfance avec leurs enfants, celles qui en font cadeau à leurs parents, à leur amant, celles qui fuient leur féminité grâce à la maternité (etc.) et aussi celles qui font de leur enfant un fétiche. C’est encore un mauvais tour de la répétition. car les femmes ne se laissent elles-mêmes crucifier que jusqu’à l’heure de la vengeance : celle de crucifier leur enfant dont elles font leur fétiche. Marie fut une sœur de Médée. Elle n’a pourtant pas choisi la même solution. Elle a choisi la père version religieuse, qui fait du crucifis le fétiche de la chrétienté, l’aphrodisiaque exposé au dessus de tous les lits matrimoniaux.


[1] Leur modèle secret fut-il Œdipe ? Oedipous, dont le nom signifie « celui qui a les pieds gonflés », lui que son père attacha par les pieds en haut d’un mont, l’offrant à la dévoration des bêtes sauvages ?
[2] Celui des perversions proprement dites, telles qu’elles furent répertoriées par Kraft Ebbing ou Havelock Ellis. On trouve des catalogues beaucoup plus divertissants sous la plume du Marquis de Sade.
[3] Je ne me serais pas posé cette question si l’accès d’un de ces lieux ne m’avait pas été interdit parce que je ne portais pas de cravate !
[4] Il existe un fétichisme de l’argent qui à cet égard a une fonction érotique plus ou moins perverse. C’est elle qui explique l’équation « phallus = argent ».
[5] Relance mondiale du fétichisme présent dans toutes les cultures. Les mêmes tendances du maquillage, les mêmes parures, se retrouvent dans les sarcophages des pharaons, dans les tombeaux des Incas, aux îles Salomé ou dans la dernière collection de Dior.

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