Je vais aborder
le problème de l’angoisse provoquée par la perversion à partir de la
psychopathologie de la vie ordinaire. La question du voile islamique, qui a
agité la société française dans les dernières décennies, en donne un exemple.
La féminité pose spontanément une énigme, il est inutile d’obliger une fille à
se voiler, elle voilera d’elle-même cette féminité à sa manière, justement pour
la montrer. Ce voile éventuel est tissé dans la même étoffe souple que le
refoulement. Et pourtant l’histoire montre qu’il peut se transformer en
répression de fer. Il représente alors un symbole « crucial », à la
croisée de son refoulement spontané et de la répression du désir
« du » père,. Le voile est devenu culturel après avoir été un
excitant, lui qui fut d’abord au service du désir. Le signe de l’interdit du
père, étincelle d’une excitation transgressive, s’est métamorphosé en celui de
sa jalousie répressive. Il existe
d’autres symboles dressés à la croisée de la répression et de l’érotisme. Comme
le voile, ils déclenchent d’un côté l’excitation à titre de fétiches, et de
l’autre ce sont des instruments répressifs. Ainsi de l’érotisme du pied
féminin, qui a pris la forme d’une répression en Orient, et d’une séduction en
Occident. Des contraintes psychiques identiques se sont imposées sous des
formes contraires en des pôles opposés de la planète. Louis XIV fut - paraît-il
- le premier à mettre des talons hauts, lui que sa courte taille empêchait de
toiser ses courtisanes à sa guise. Le Roi Soleil aurait ainsi inventé sans le
vouloir un fétiche, lorsque les femmes lui emboîtèrent le pas et chaussèrent
elles aussi des escarpins. Les talons hauts font depuis trembler les hommes,
dont certains en font le centre solaire de leur excitation. A Paris, en
courant comme elle peut sur ses hauts talons, une femme peut penser à ses sœurs
chinoises, dont les pieds furent si longtemps bandés. Pourquoi cette
prédilection pour les pieds torturés des patriarches de l’Empire du
Milieu ? Si l’on ose dire, pieds bandés pour bander, cette réduction du pied à
celui d’une petite fille fut la source de leur excitation.[1]
Si deux cultures qui s’ignorèrent à ce point, celle de la Chine et celle de
l’Occident, se passionnèrent pour le pied féminin, c’est que les invariants de
l’inconscient sont des créations subjectives autonomes. Mais ce qui fut
excitant à Versailles, fut répressif à Pékin. Dans le bric à
brac des bizarreries de la sexualité, un fétiche désigne cet accessoire qui provoque
l’excitation et même parfois à lui seul une jouissance complète. C’est la
chaussure à talons hauts, un certain habit, la lingerie, une cravache etc.
Cette définition restrictive enferme le fétichisme dans un cadre étroit, alors
qu’il a un rôle universel, au point de croisement du refoulement et de la
répression. Il émarge au tableau des perversions, mais aussi à grande échelle à
la panoplie érotique d’une culture. Chacun en use plus ou moins pour feinter
son refoulement. Le fétiche se fond souvent dans le décor, sans que l’on sache
d’où il vient et pourquoi il commande du haut de son impersonnalité. Car il
commande l’intimité profonde de l’érotisme, et il fournit un bel exemple du
formatage culturel de la sexualité, cher à Judith Butler : s’il existe un
terrain où « l’imitation » montre sa grande efficacité pratique,
c’est bien celui de l’affichage de toutes sortes de fétiches.
Le point de vue
de Freud sur la question n’est-il pas resté coincé dans le cadre médico-légal
de son temps[2] ? En tous cas il est
resté unilatéral, comme si le fétiche était seulement le symbole du déni de la
castration maternelle. Si c’était le cas, que dire alors de l’excitation
provoquée par la mode, le costume, l’uniforme, la blouse blanche ou un
accessoire d’apparence aussi neutre qu’une cravate ? C’est le caractère
tellement superflu et à peine décoratif de la cravate qui m’a fait
découvrir l’autre versant du fétiche quand je me suis demandé pourquoi en
certains lieux elle était obligatoire ![3]
D’où vient-elle, et qui lui a donné son pouvoir ? Elle correspond à une
obligation protocolaire : celui qui ne la porte pas quand il le faut
transgresse. Son arbitraire a donc la valeur d’un signe du père. Cette remarque
montre le fétiche sous un jour nouveau : cette Aura paternelle lui donne
en même temps sa puissance excitante, et sa dimension culturelle. Elle concerne
une multitude d’autres fétiches, bijoux, mode vestimentaire etc. Ils sont tous
marqués par le même commandement. Un lien direct s’impose entre ce genre de
fétiche et le tabou paternel.
Freud a écrit
dans son article sur Le Tabou de la
Virginité, que seul un sorcier pouvait déflorer les jeunes filles. Mais il
n’a pas écrit qu’elles étaient protégées par des bijoux, des habits à la mode
locale, autant de grigris qui correspondent aux fétiches imposés par le Totem
du père. Il a parlé seulement du fétiche tel qu’il est utilisé par des hommes
(à titre d’ersatz du phallus maternel) et non tel qu’il est utilisé par des
femmes (comme signe du tabou paternel). Sur cette question, comme sur d’autres
qui concernent les jeunes filles, Freud a été sans doute aveuglé par sa propre
position paternelle, normée sur le patriarcat de son temps. Il n’a aperçu le
fétiche que sur l’une de ses faces, propice à la crucifixion féminine. Alors qu’il
en existe une autre, aveuglante dans tous les espaces publiques, sous le regard
de Dieu, en somme. Les fétiches crient une vérité au-delà de l’audible, en
ultra son : « Ne t’approches pas, ne me touche pas !
J’appartiens à quelqu’un d’Autre ! Regarde ces bijoux qui
scintillent ! Ce sont les emblèmes de Sa Puissance qui protège mon
éternelle Virginité.
Une fois
remarquée cette dimension paternelle du fétiche, certaines de ces
caractéristiques deviennent évidentes. Par exemple, à quoi tient la puissance
des Marques (Rolex, Chanel, Louis Vuitton, etc.) ? A qualité et à beauté égale,
ces Noms prestigieux déclarent une filiation. Ils signifient un tabou fait pour
être transgressé. « Approche-moi si tu l’oses, Cavalier ! … Je suis
la fille de Christian Dior… Mets-toi donc en garde, si tu veux me conquérir ».
Comment nous habillerions-nous sans exhiber ces fétiches tribaux, qui affirment
soit une virginité renouvelée, soit l’imminence d’une transgression ? La
mode les renouvelle à chaque saison : leur perversité aiguillonne la
transgression, c'est-à-dire un symbolique toujours mouvant, effervescent, en
guerre intime, en voie de renouvellement. C’est une affaire d’ombre et de
lumière ! Ces fétiches sous-investissent le corps masculin : costume
sobre, neutralité austère, lorsque le noir est mis, lui qui est parure aussi,
celle d’une contre séduction. Pour monsieur, c’est à peine un seul petit bijou,
qui brille comme un contre bijou. Pour lui, c’est tout juste une cravate qui
pourrait servir à se pendre : ainsi le fils montre-t-il son rapport
élégant à la mort, l’imminence de sa disparition qui fait son charme. Et au
contraire, les fétiches surinvestissent le corps féminin sur leur versant
de lumière : fantaisies de l’habit, parures, escarpins, curieux vêtement,
scintillement précieux du bijou posé sur la chair : lorsque la séduction
anonyme du tabou joue sa comédie : « je te plais, moi qui étincelle
sous l’éclat d’en haut ». Chaque femme est le reflet de cette féminité qui
lui est d’abord extérieure, dont elle supporte le miroitement. Piège d’une
lumière tombée d’ailleurs, piège lui-même. En faisant de sa singularité le
reflet d’en haut, elle affirme son éternelle allégeance à la sorte de père plus
grand dont elle est fille. En tous temps et en tous lieux s’est imposée l’universalité
du fétichisme, tatoué sur le corps féminin, brillant dans la valeur des bijoux
qui, s’ils furent une première version de la monnaie, ont donné dans le même
mouvement sa perspective au fétichisme de la marchandise[4].
Que faut-il de plus que cette séduction anonyme pour déclencher la rivalité des
hommes ? C’est la source de leur insatiable excitation. Elle affirme
l’appartenance du féminin à un monde sacré, Sacer
pour toujours inaccessible, relance inépuisable du désir[5].
Oui, Freud n’a
abordé la perversion que sur une seule de ses faces, et Lacan aura été plus
inventif, lorsqu’il a proposé presqu’en s’amusant d’écrire
« Père-version » avec un tiret médian, qui dévoile sa face cachée.
Cela n’invalide pas le point de vue de Freud : un fétiche sert à dénier la
castration maternelle. Il déclenche une excitation selon un processus
simple : l’enfant est d’abord pris par sa mère comme son phallus, et il se
délivre de cette prise en déniant la castration maternelle. Un fétiche de
rencontre représente ce qui manque à sa mère, et ce n’est donc plus son corps.
Dès qu’il n’est plus le phallus, il peut lui-même avoir une érection. C’est le
versant classique de la perversion exploré par Freud.
Plus tard, une
fois engagé dans la vie sexuelle, s’il impose l’usage d’un fétiche à une femme,
il dénie sa castration et de plus la violence l’excite. C’est ainsi que
s’amorce l’angoisse de la perversion. La violence de cette Père version est un moment essentiel de l’excitation. Pour réussir,
la perversion doit être angoissante. Imposer le fétiche presque par force à une
autre, c’est ne plus être phallus soi-même.
Freud étant
lui-même assez paternel et pas si doux, il a négligé que l’usage du fétiche est
transgressif, coupable. Celui qui transgresse mérite donc une punition, qui est
elle-même excitante. C’est par cette porte qu’entre le père de la Père version
et que la cravache devient un fétiche de premier ordre. Le fétiche comporte
cette double face, maternelle puis paternelle.
Et maintenant,
quel rapport y a-t-il entre le fétiche - comme tenant lieu du phallus
maternel - et le fétiche comme signe du père ? Le premier est la rampe de
lancement du second : l’angoisse maternelle engendre une sorte d’invention
automatique d’un père mythique dispensateur de coups et distributeur de bijoux
qui sont sa marque de propriété. Le fétiche ajoute au moment pulsionnel du
regard et de l’excrémentiel, le moment sado masochiste de la punition. Dans son
deuxième temps paternel, c’est l’instant où l’innocente perversion polymorphe
de l’enfant se métamorphose en Père version adulte angoissante : elle
cherche à troquer sa culpabilité nouvelle contre l’angoisse qu’elle provoque.
La perversion proprement dite de l’adulte n’est pas simplement la prolongation
des jeux pervers de l’enfance, par défaut d’imposition du refoulement
secondaire et d’amnésie infantile. Car s’y ajoute maintenant la violence du
moment adolescent qui découvre brusquement le féminin. Provoquer l’angoisse est
son recours majeur face à cette féminité qui le pousse à s’identifier au père.
C’est bien pourquoi la psychiatrie médicolégale donne l’impression que seuls
les hommes sont pervers.
Est-il sûr
que seuls les hommes seraient à proprement parler pervers, comme semble le
montrer les rapports de police ? Je viens de montrer l’importance du
fétichisme du côté féminin, et l’on ne peut oublier cette connexion principale
où d’ailleurs le fétichisme féminin s’épuise : c’est celle de la
maternité, lorsqu’elle fait le choix de l’enfant fétiche. La maternité n’entre
dans aucun programme prescrit de la féminité. Il existe toute sorte de mères,
celles qui revivent leur enfance avec leurs enfants, celles qui en font cadeau
à leurs parents, à leur amant, celles qui fuient leur féminité grâce à la
maternité (etc.) et aussi celles qui font de leur enfant un fétiche. C’est
encore un mauvais tour de la répétition. car les femmes ne se laissent
elles-mêmes crucifier que jusqu’à l’heure de la vengeance : celle de
crucifier leur enfant dont elles font leur fétiche. Marie fut une sœur de
Médée. Elle n’a pourtant pas choisi la même solution. Elle a choisi la père
version religieuse, qui fait du crucifis le fétiche de la chrétienté,
l’aphrodisiaque exposé au dessus de tous les lits matrimoniaux.
[1] Leur modèle secret fut-il Œdipe ? Oedipous, dont le nom signifie « celui qui a les pieds
gonflés », lui que son père attacha par les pieds en haut d’un mont,
l’offrant à la dévoration des bêtes sauvages ?
[2] Celui des perversions proprement dites, telles qu’elles furent
répertoriées par Kraft Ebbing ou Havelock Ellis. On trouve des catalogues
beaucoup plus divertissants sous la plume du Marquis de Sade.
[3] Je ne me serais pas posé cette question si l’accès d’un de ces lieux
ne m’avait pas été interdit parce que je ne portais pas de cravate !
[4] Il existe un fétichisme de l’argent qui à cet égard a une fonction
érotique plus ou moins perverse. C’est elle qui explique l’équation
« phallus = argent ».
[5] Relance mondiale du fétichisme présent dans
toutes les cultures. Les mêmes tendances du maquillage, les mêmes parures, se
retrouvent dans les sarcophages des pharaons, dans les tombeaux des Incas, aux
îles Salomé ou dans la dernière collection de Dior.
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