GLISSEMENTS PROGRESSIFS DE LA PERVERSION



Jean Claude Aguerre
Les concepts psychanalytiques, depuis l’existence de la psychanalyse,se sont toujourslargement répandus dans la population. Beaucoup de ces termes ont été intégrés dans le langage du grand public, lequel leur a attribué une définition propre à côté de l’acception originelle des praticiens de la psychanalyse. Dans le grand public, chacun sait ce qu’est un complexe. Une personne complexée est une personne timide, inhibée, peu sure d’elle même. Une personne au comportement curieux, qui ne semble pas s’assumer est, bien sûr, un refoulé. Psychoses, névroses et perversions sont également des termes familiers du discours courant. Si alors la psychose renvoie parfois à la folie, elle est aussi curieusement synonyme de peur. Ainsi on entend que tel événement a crée une véritable psychose dans le pays (je parle de ce qu’on entend en France, je ne sais s’il en est de même en Espagne). Le névrosé lui, reste quelqu’un de malade, mais l’idée d’une structure psychique n’est là claire pour personne. La perversion reste à mon sens le terme le plus problématique. Pour le grand public, le pervers est l’être le plus abject de la société, et sa définition ne pose de question à pratiquement personne. La grande difficulté est que justement ce terme a connu dans nos cénacles un glissement particulièrement difficile depuis les premières approches freudiennes. Avec Freud qui définit la perversion comme une structure, à coté des névroses et des psychoses, elle aurait dû perdre toute valeur péjorative. Sauf que ce n’est pas le cas. La connotation morale reste dominante à côté de la prise en compte d’une question de structure elle, dépourvue de référence au bien ou au mal. Un pervers est un personnage qui inspire le dégout. C’est quelqu’un de pas fréquentable. On peut même dire que dans le discours courant, c’est peut-être le terme le plus dégradant pour un sujet. En même temps il s’éloigne de plus en plus des déviations sexuelles qu’il était censé définir au départ. Rappelons Kraft Ebing : Est perverse toute extériorisation de l’instinct sexuel qui ne répond pas au but de la nature, i.e. à la reproduction. (chaque fois que l’on a une relation sans chercher à engendrer on serait pervers). Kraft Ebing  divise les perversions en deux groupes : celles où le but de l’action est perverse – sadisme, masochisme, fétichisme, exhibitionnisme- et celles dont l’objet est pervers, l’action étant le plus souvent en conséquence – homosexualité, pédophilie, gérontophilie, zoophilie, autoérotisme -. [1]C’est au demeurant la même classification que retiendra Freud en 1905 dans le premier des trois essais sur la théorie du sexuel[2]. Les déviations sexuelles seront définies en fonction de leur but et de leur objet.  Si cette approche permettra à Freud de développer son travail sur les pulsions partielles, il n’en reste pas moins que ce qui est repéré comme pervers était une déviation sexuelle.

Or, aujourd’hui le discours social intègre progressivement les déviations sexuelles dans la normalité. Ainsi homosexualité, onanisme, sadomasochisme, sont maintenant considérés comme des pratiques sexuelles reconnues, des modalités individuelles pour aboutir à la satisfaction et leur attacher le terme de perversion ne relèverait que d’une attitude profondément réactionnaire. Seule la pédophilie, pourtant idéalisée dans la Grèce antique, inspire une intense horreur. (Bien sûr ce discours n’est en rien unanime, pour beaucoup l’homosexuel reste quelqu’un de non fréquentable, je parle, on pourrait dire : du bruit dominant). On peut même s’étonner du retournement du discours public vis à vis des déviations sexuelles. Là ou l’homosexuel était il y a peu considéré comme l’image même du pervers, la tendance à la normalisation de toutes les pratiques sexuelles semble ne pas avoir de limite. Ainsi le transsexuel ne serait pas un malade. Repérons  biende quoi il s’agit,  le transsexuel  n’est pas un travesti, ce dernier sait, de quelle genre sexuel il est. Il tire sa jouissance en endossant les attributs représentant l’autre sexe, mais il ne s’y trompe pas. Il est un homme habillé en femme et il le sait. Le transsexuel par contre croit qu’il est une erreur de la nature, qu’il a les attributs physiques d’un homme ou d’une femme, mais qu’en fait il en est l’opposé. Sans doute il est pourvu d’un pénis, mais il est une femme. Il implore alors le chirurgien de lui donner les organes qui auraient dû être les siens à sa naissance. Si cela n’est pas un délire, qu’est-ce que c’est ? Et si le délire ne relève pas de la psychose, alors la schizophrénie n’est pas non plus une maladie. Après tout pourquoi pas !La perversion c’est plutôt modernisée dans le grand public avec le diagnostic nouveau (comme le vin) de pervers-narcissique. Pervers narcissique est undiagnostic d’une évidence claire pour beaucoupdans la vox populi.Il est appliqué à sans doute plus de 80% de la population : le collègue de bureau qui nous a fait une crasse est bien évidemment un pervers narcissique, pourles supérieurs hiérarchiques, même pas la peine d’en parler c’est une évidence claire, le conjoint dans les couples en crise etc.. Les médias, les ouvrages grands public de psychologie, des débats télévisés, définissentet commentent à n’en plus finir ce terme, qui de fait, ne veut absolument rien dire.
On doit ce terme à un certain Paul-Claude Racamier en 1987[3] qui le définit comme : « une organisation durable caractérisée par la capacité à se mettre à l'abri des conflits internes, et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d'un objet manipulé comme un ustensile ou un faire-valoir »Il est intéressant de prendre acte du ton de sa littérature : « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer en sortir indemne » ou encore : « tuez-les, ils s’en fichent ; humiliez-les, ils meurent ». Rien à voir avec une quelconque structure psychique, au contraireil s’agit de montrer un être intensément toxique. Son approche de la perversion, ne tient aucun compte des travaux de la psychanalyse sur ce concept. Le thème du déni de la castration de la mère, la Verlungnug,  l’objet fétiche, le thème du voile chez Lacan, n’ont aucune place dans ses réflexions. Si Racamier cite le texte de Freud de 1927, c’est pour prétendre que Freud assimilait la perversion à la psychose. De plus :à relire Pour introduire la narcissisme, à savoir le retour sur le sujet des pulsions des investissements libidinaux portés sur des objets extérieurs, on ne voit pas clairement en quoi cela concerne tout ce que décrit Racamier. C’est pourtant son « concept » qui fera autorité dans le grand public.
La rumeur publique peut être alors exploitée par des « professionnels » (je tiens aux guillemets) lesquels récupèrent ce qui circule pour en faire en retour une théorisation qui la justifierait . Aux travers de sites internets divers praticiens se proposent de soigner les victimes des épouvantables pervers narcissiques. Je ne donne pas l’adresse des sites. On  trouve par exemple :
Manipuler, c’est induire l’autre à accomplir des actes qui vont à son propre avantage. Si les petites manipulations ordinaires font partie de la vie quotidienne du couple, le pervers narcissique, lui, séduit pour mieux frapper. Il donne l’impression de tout faire pour l’autre afin de mieux le détruire, et possède l’art de renverser la situation en se présentant comme une victime.
Manipulant non pas ponctuellement, mais constamment, insidieusement au début, il modèle à force de critiques la personnalité même de sa partenaire, la vide de toute volonté propre, d’estime d’elle-même, avec pour conséquences, dépression, incapacité d’avancer, dépendance…Cette maltraitance psychologique est aussi destructrice que la violence physique.Pour plus de renseignements, n’hésitez pas à contacter XXX , psychanalyste, psychologue clinicien, auteur de : « tel livre» chez « tel éditeur » et traduit en turc et en italien.On peut imaginer combien se sentiront victime de ces manipulateurs. Il est certain que des manipulateurs sadiques existent, que leur comportements ont des effets redoutables, mais ils ils existaient avant 1987, la propagation du terme de pervers narcissique, par ce que j’appellerai  « effet docteur Knock »,  n’a comme conséquence que d’amplifier ce qu’elle prétend dénoncer.
La vox populi, le discours courtant a cette propension de s’approprier des concepts psychanalytiques pour rendre compte de questions relationnelles ou sociétales, en les détournant de leur origine scientifique. Origines, au demeurant,  que cette vox populi ignore la plupart du temps. Pour le grand public, il semble coexister deux acceptions du terme de perversion : une qui indiquerait plutôt une structure, le fameux « pervers narcissique », appellation qui reste cependant profondément négative, et le pervers, proprement dit, là personnage profondément immonde, soit prêtre pédophile, soit manipulateur extrêmement dangereux. Si j’insiste sur ces considérations à propos de la perception du grand public du terme, entre autres, de perversion, c’est qu’il convient de ne pas trop oublier que la Vox Populi est considérée comme Vox Dei. Il est courant que soient opposés les discours officiels, scientifiques, économiques, politiques, à une soit disantsagesse populaire, détentrice de l’évidence et donc de la vérité. La vox populi se perçoit détentrice du savoir de au nom d’une évidence claire et le discours officiel chercherait à la manipuler (de façon complètement perverse bien sûr). Le discours psychanalytique depuis quelques années, est le premier concerné par cette capture de la Vox Populi. Ce n’est sans doute pas nouveau, depuis la diffusion de la psychanalyse, ses concepts ont largement été vulgarisés, avec des détournements parfois grotesques. Il me semble qu’aujourd’hui, les choses se sont encore plus radicalisées. Le paradoxe, et que les concepts psychanalytiques sont récupérés par ceux qui la critiquent. Ils sont dénaturés de leur sens et retournés contre la psychanalyse, ils servent alors d’alibi pour la rejeter et la qualifier de désuète. La psychologisation des concepts permet de donner des recettes simples dont s’accaparent le grand public lequel refusera d’affronter les difficultés qu’ils recèlent. La Vox Populi sait ce qu’est un pervers, là ou le psychanalyste serait englué dans des théories passéistes, poussiéreuses et réactionnaires.. Les détracteurs de la psychanalyse alimentent volontiers la Vox Populi en commentant des textes psychanalytiques des premières années, sans faire état de leur évolution depuis la création de la psychanalyse. Ceci pour rappeler cette banalité, que les concepts psychanalytiques sont perpétuellement en évolution. Celui de perversion n’échappe pas à ce processus.
La répercussion des avancées de la psychanalyse sur le grand public a eu dans l’histoire des effets positifs. Mais ces effets sont la plupart du temps tus. Ainsi je pense personnellement que la médiatisation du discours psychanalytique sur l’hystérie a permis la disparition des grandes crises que Charcot mettait en scène à la Salpêtrière. A l’inverse les réactions de résistance à la psychanalyse, considérée, on l’entend souvent aujourd’hui, comme une discipline désuète et inefficace, sont particulièrement vives. En ce qui concerne la perversion, c’est comme si la psychanalyse, en tant que science, avait été vidée de son savoir sur un concept qui fait pourtant partie de son patrimoine, par la vox populi. Vox populi qui elle même aura bien du mal à un dire quelque chose, de la perversion, mais qui prétend haut et fort en savoir plus que le psychanalyste, prié impérativement de bien vouloir la fermer. Il me semble que nous ne devrions pas rester muet face à ces réactions.
Les grandes manifestations sociétales que nous avons connues en France L’année dernière me semblent emblématiques de ce qui pourrait s’approcher de la structure perverse telle que la formule Freud. Lorsque Freud parle de la Verleugnung, le déni, en 1927. La reconnaissance que la mère n’a pas le phallus et la négation de cette reconnaissance. Rappelons les trois temps que décrit Freud : 1 la mère n’a pas le phallus. 2 Angoisse 3La mère a le phallus ; Verleugnung, déni de la première proposition selon laquelle elle ne l’a pas.
Il me semble que la violence des réactions engendrées par la mise en débat de la question du genre, est directement liée à l’angoisse de la castration et au déni de l’absence du phallus de la mère. Remarquons la généralisation extraordinaire chez les filles adolescentes dans les milieux populaires de l’expression « je m’en bat les couilles ». Là ou la structure perverse ne se réfère plus à des déviations sexuelles, elle se rapprocherait du déni de la castration. A mon avis le même mécanisme est en place dans les manifestations contre le mariage pour tous. Le « slogan un papa, une maman, la seule chose pour un enfant » illustre tout à fait cette angoisse de castration..
Il est important d’observer, que ce qu’ici j’appelle la vox populi, le sens commun, ce que Lacan désigne par le discours courant, manifeste et produit des effets profonds dans la société. D’autant plus que les moyens de communications se sont exponentiellement démultipliés ces dernières décennies. Là où, il y a quelques années, le discours populaire, n’avait guère comme caisse de résonnance que le comptoir du bistrot, aujourd’hui, il est médiatisé, d’abord par ce qu’on nomme les réseaux sociaux, pour rapidement avoir droit aux différents journaux télévisés aux heures de « grande écoute ».
L’opinion populaire, le sens commun, ont connu dans l’histoire des ressentis contradictoires. Principalement, il participe de la division entre le pouvoir et la population. Hanna Arendt nous dit que « le sens commun est la sève même de la démocratie » Thomas Paine (sociologue du XVIIIe) « le sens commun est résolument du côté des peuples, et donc l’adversaire des rois ».  De son côté Kant écrit à ce propos : « … Il permet aux plus fade bavard d’attaquer hardiment l’esprit le plus solide et de lui tenir  tête »[4]. En remontant plus loin (beaucoup), en 798, Alcun[5] dans une lettre à Charlemagne : « Et ces gens qui continuent à dire que la voix du peuple est la voix de Dieu ne devraient pas être écoutés, car la nature turbulente du vulgaire est toujours très proche de la folie »[6]. A l’opposé machiavel : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les évènements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir les biens et les maux. » Et lorsque Descartes prétend que « le bon sens est la chose la mieux partagée au monde » on reste pour le moins fort perplexe.
C’est la vox populi qui, par des discours décalés de leurs origines, engendre des mythes. Un mythe prend pour sens celui que lui donne le discours courant qui l’aura actualisé et qui par méconnaissance de son fondement, lui aura donné un sens nouveau, lequel répond souvent à une revendication de l’économie psychique. Le nouveau sens est plus facilement recevable par le grand nombre, que ce qu’il est sensé illustrer à sa naissance. Petit exemple le l’histoire d’Adam et Eve, par sa déformation par la vox populi, a engendré  un mythe. Pour une immense partie du commun des mortels, la faute d’Adam et Eve, le pêché originel, dont nous devons tous être lavé, est d’avoir croqué la pomme. Qu’est-ce que c’est « croquer la pomme » ? Bien évidemment avoir commis l’acte sexuel. C’est ce que répondra la vox populi. Chacun qui prend la peine de relire la genèse constatera qu’il n’y a jamais eu de pomme dans le jardin d’Eden. Il y en eu a certes  dans le jardin des Hespérides, mais c’est une autre histoire. Adam et Eve on croqué le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Le sens de cette histoire devient pour le coup beaucoup plus complexe. Or l’église catholique a préféré laisser se développer le mythe du pêché du sexe. Elle a pu asseoir l’interdit du sexe, dont on aurait quelques difficultés à trouver les origines dans les textes bibliques, par le développement d’un mythe propagé par la vox populi, qui devient ainsi effectivement vox Dei. Croquer la pomme a uniquement pour sens : avoir une relation sexuelle.
Lacan dans sa lettre de dissolution de l’école freudienne, critiquait « ceux qui tournent en eau de boudin un enseignement où tout est pesé ».  Si à l’époque il vilipendait ses élèves qui, d’une pensée vive et tranchante produisaient du discours dogmatique, si en plus ce danger n’est toujours  pas écarté, il est vital de se préserver des vulgarisations dénaturées qui circulent dans le grand public. La désaffection dont pâtie aujourd’hui la psychanalyse en est la conséquence principale. Je disais, il y a peu, que les auteurs qui n’ont rien à dire sur la psychanalyse, publient des livres par centaines de milliers d’exemplaires. On ouvre le champagne quand un auteur sérieux dépasse les deux ou trois mille. Si les répercussions des amplificateurs de communication, réseaux sociaux et autres, de ce qui circule dans le grand public, ont pour effets de mettre en position de vérité, ce qui relève de la rumeur, il est essentiel de ne pas craindre d’être taxé d’élitisme à revendiquer face à ce grand nombre que le spécialiste garde une position primordiale, reste la référence première.



















[1] Kraft Ebing  Psychopathia sexualis 1886
[2] Sigmund Freud Trois essais sur la théorie du sexuel. 1905
[3]Paul-Claude Racamier, De la Perversion narcissique 

[4]Prolégomènes à toute métaphysique future.
[5] Alcuin 732-804 poètes et théologien, principal conseillé de Charlemagne. C’est selon Alain Boureau la première occurrence de cet adage Annales ENC 1992.
[6] In Michel Poizat Vox populi vox dei, voix et pouvoir. 2001 p.238

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