HAIN(E)AMORATION
Luigi Burzotta
Miembro de Honor de la Asociación Lapsus de Toledo
Psicoanalista en Roma, Italia
Le récit Le pommier, c’est l’œuvre où, comme le dit Freud dans le Malaise dans la civilisation (1930), John Galsworthy, «cet auteur anglais à l’esprit fin... montre de façon pénétrante comment il n'est plus place, dans notre vie civilisée d'aujourd'hui, pour l'amour simple et naturel de deux êtres humains». C'est le même passage où Freud affirme que «...de par sa nature même, la fonction sexuelle se refuserait quant à elle à nous accorder pleine satisfaction et nous contraindrait à suivre d'autres voies». Dans la version freudienne, nous trouvons ici cette faille, ce point d'arrêt qui préfigure ce que Lacan désigne comme l'inexistence du rapport sexuel.
Ce récit c’est l’exemple de ce que Lacan « énonce comme vérité première, à savoir que l’amour est hain(e)amoration. Pourquoi l’amour n’est pas velle bonum alicui comme l'énonce St. Augustin, si le mot bonum a le moindre support, c’est à dire s’il veut dire le bien être de l’autre. Non pas certes qu’à l’occasion l’amour ne se préoccupe pas un petit peu, le minimum, du bien être de l’autre. Mais il est clair qu’il ne le fait que jusqu’à une certaine limite … cette limite n’est concevable que dans les termes d’ex-sistence » (Lacan la représente avec une sinusoïde qui s’enroulant rencontre la limite dans le cercle).
Le jeune protagoniste de ce récit, dans la conviction de vouloir le bien être de l’autre, se refuse d’affronter cette limite du Réel ; c’est pour éloigner cet affrontement qu’il fait appel à son idéal chevaleresque, à son esprit poétique de gentilhomme qui lui permet de cacher la peur qu’il saisit en soi même face à quelque chose d’inconnu, qui l’expose à un péril obscur qui le menace, risque qui est tout de suite transféré sur l’autre, qui donc, lui, doive être protégé. C’est dans ce renversement le sens de ce que Lacan nous indique, que pour franchir « cette limite, l’amour s’obstine, parce qu’il y a du Réel dans l’affaire, à tout le contraire du bien être de l’autre ».
Pour ne pas dépasser cette limite, au lieu de bien répondre à l’appel passionné de la jeune Mégane, « je mourrai si je ne peux pas être avec vous », au lieu de saisir cet « être avec vous » quatre fois répète, Ashurst fut le champ et lui propose son bavardage, dans l’idée de chercher le bien être de la jeune.
John Galsworthy, auteur célèbre de la Saga des Forsyth, est un écrivain qui s’est déjà affirmé à l’époque où la guerre de 1914-18 incombe. Il a horreur de la guerre, mais tout de même il se sent fautif à ne pas y participer, dans son idéologie personnelle ça veut dire « qu’il faut bien tenter d’être gentilhomme », mais le fait c’est qu’il ne tolère pas, seulement l’idée, de se séparer de sa femme: « Ada me paralyse, elle m’a toujours paralysée ».
Que peut vouloir bien dire cette frase si ce n’est que, lorsqu’on s’obstine à s’arrêter au limite du bien être de l’autre, l’amour c’est paralysant ?
Néanmoins, pour revenir à la faute, au 1916 Galsworthy s’engage enfin dans la Croix Rouge comme physiothérapeute et peut ainsi partir avec sa femme pour la France à l’hôpital militaire de Bénévole à Die, où il reste pendant cinq mois.
C’est dans ce climat de la faute, face au drame de la guerre, que John écrit, à l’âge de cinquante ans, cette histoire de jeunesse, où peut-être il retrouve la vrai racine de sa faute, en nous révélant enfin que s’est toujours dans une erreur de compte, comme le dit Lacan, qu’il faut chercher la trace où on a cédé sur son désir.
LE JOUR de leurs noces d'argent, Ashurst et sa femme faisaient une excursion en automobile autour de la lande, avec l'intention de terminer cette journée de fête en passant la nuit à Torquay, où ils s'étaient rencontrés pour la première fois. L'idée était de Stella Ashurst, qui avait en elle une veine sentimentale…
C'est elle qui avait arrêtée la voiture là où la lande s'élevait en pente rapide vers la gauche, et où un petit bois s'étendait vers la vallée. Elle cherchait un endroit où ils pussent déjeuner, car lui ne cherchait jamais rien…
Qu'en penses-tu, Frank ?
Saisissant sa boite de couleurs, elle sortit de la voiture. Frank, un homme approchant de la cinquantaine, grisonnant aux tempes, prit silencieusement le panier à provisions et la suivit.
- Oh ! Regarde, Frank, une tombe !...
Sur le bas-côté de la route, là où elle se croisait à angle droit avec le sentier de la lande qui longeait le petit bois, se trouvait un mince tertre de gazon… Ashurst regarda, et le poète en lui tressaillit. La tombe d'un suicidé à un carrefour !
… Il se dirigea vers la lande, posa le panier à provisions près d'un mur, étendit une couverture sur le sol … Et, tout en contemplant les nuages blancs se profilant sur l’azur profond,
se prit à désirer ... il ne savait guère quoi.
Après toute une réflexion qu’on peut résumer dans la frase que l'homme civilisé est un animal mal adapté à l'existence… Ici, en ce moment, avec la chaleur du soleil sur la figure il avait une de ses visions poétiques … Mais, dans un instant, cette vision allait s'évanouir… Et, soudain, il se redressa. Surement, il avait déjà vu tout cela, ce coin de lande, ce raban de route, ce vieux mur derrière lui. Pendant qu'ils roulaient, il n'y avait pas fait attention - il n'observait jamais rien, car il rêvait toujours à des choses vagues et distantes. Mais maintenant, il se rappelait ! Vingt-six ans auparavant, à cette même époque de l'année, il était parti de la ferme toute proche pour cette excursion à Torquay, dont, en un sens, il n'était jamais revenu. Et soudain, il sentit une petite pointe au cœur; il était par hasard tombé juste sur l'un de ces moments de son existence passée, qui s'était envolé à tire d'aile vers l'inconnu ; il avait retrouvé des souvenirs enterrés.
« La notion de l'Inconscient se supporte de ceci que ce nœud, non seulement on le trouve déjà fait, mais… : "On est fait!". On est fait de cet acte x par quoi le nœud est déjà fait. Il n’y a pas d’autre définition, à mon sens, possible de l’inconscient. L'inconscient, c’est le Réel, … en tant qu’il est trouée » (15 avril 1975).
Il se retourna face contre terre. . . Et voici ce dont il se souvint.
LE PREMIER mai, après leur dernière année de collège, Frank Ashurst et son ami Robert Garton faisaient une excursion...et … comme le genou d'Ashurst lui avait manqué… pour lui permettre de se reposer, ils s'étaient assis sur un banc près de la route, exactement là où un sentier, longeant un bois, la traversait.
Les deux amis s’étaient donc assis, à l’époque, dans le même coin où Stella venait d’apercevoir la tombe.
Assis donc dans ce même coin le jeune Ashurst avait aperçu, profilée sur l'horizon, une jeune fille qui descendait de la lande juste au-dessus d'eux, portant un panier… Une belle paysanne de dix-sept ans dont les traits dénonçaient son origine galloise … ses petites mains rouges et rugueuses, ses cheveux bruns qui tombaient en désordre sur son large front… ses sourcils bruns et droits, ses cils longs et noirs, …Mais surtout ses yeux gris : humides comme s’ils s'ouvraient pour la première fois.
C’était Megan, la jeune à quoi ils demandèrent s'il y avait une ferme là près où passer la nuit, et d'une jolie voix douce et précise à la fois elle répondu qu’il n’y avait que celle de sa tante.
Descendant le long du petit bois, ils parvinrent soudain à la ferme, où les deux amis passèrent la nuit dans la chambre leur assigné par madame Narracombe, mais le jour suivant le genou d’Ashurst se trouvant avoir une mauvaise enflure, il fallait évidemment renoncer à poursuivre l'excursion. Garton part et pour Ashurst commence le séjours dans la ferme, où il reçoit les soins qu’il faut pour son genou et les attentions de la jeune Megan, qui correspondent au tendre sentiment qu’il nourrit pour la belle jeune. S’il y a quelque chose qui fait obstacle à la réciprocité des sentiments ça viens, de la part de lui, dont l’allure était si distante qu’on le prenait souvent pour un grand seigneur ; une allure de gentleman donc, mais aussi l’obstacle venait de sa veine poetique.
IL passa la semaine suivante à s'assurer de la guérison de sa jambe, en explorant les alentours immédiats.
Le soir, installé sur une chaise près de la fenêtre de la cuisine, … avec une sensation de satisfaction, il s'apercevait que les yeux gris et humides de Megan étaient fixés sur lui, avec une douceur qui lui semblait étrangement flatteuse.
C'était le dimanche suivant, vers le soir, alors qu'il était étendu dans le verger, écoutant le chant du merle et composant des vers d'amour, qu'il entendit la barrière grincer sur ses gonds et qu'il vit la jeune fille courant entre les arbres, poursuivie par le flegmatique Joe aux joues écarlates. A une vingtaine de mètres de là, la poursuite s'arrêta, et les deux jeunes gens s'affrontèrent, sans remarquer l'étranger étendu sur le gazon - le gars tentant de se presser contre elle, la jeune fille se défendant. Ashurst pouvait voir sa physionomie irritée, inquiète, ainsi que celle de Joe - tout affolé ! Désagréablement surpris par ce spectacle, il se leva. L'apercevant, Megan baissa les mains et courut se cacher derrière un tronc d'arbre; Joe poussa un grognement irrité, courut vers la haie, l'escalada, et disparut. Ashurst se dirigea lentement vers la jeune fille. Immobile, se mordant les lèvres, elle paraissait particulièrement jolie, avec ses yeux baisses et ses beaux cheveux noirs épars sur sa figure.
- je vous demande pardon, dit-il.
Elle le regarda, les yeux dilatés puis, retenant son souffle, elle se détourna.
- Pourquoi me demandez-vous pardon ? Ce n'est pas à moi que vous devriez dire ça.
- A Joe, alors ?
- Pourquoi ose-t-il me poursuivre ?
- Il est amoureux de vous, je suppose.
Elle eut un geste d'impatience.
- Voudriez-vous que je lui casse la figure ?
Elle s'écria, avec une passion soudaine :
Vous vous moquez de moi ! Vous vous moquez de nous !
S'emparant d'une de ses mains et la portant à ses lèvres, il se sentit chevaleresque: il ne faisait qu'effleurer de la bouche sa petite main rugueuse ! Soudain, elle cessa de reculer; toute frémissante, elle sembla se rapprocher de lui. Une douce chaleur se répandit dans tout l'être d'Ashurst. La svelte jeune fille, avait pris plaisir au contact de ses lèvres. Cédant à une rapide impulsion, il la pressa dans ses bras et lui baisa le front. Puis il eut peur, tant elle était devenue pale ; elle avait fermé les yeux de sorte que ses longs cils noirs se profilaient sur ses joues pales. Il cria : "Megan !" et la relâcha. Dans le silence profond, un merle chanta. Alors, la jeune fille saisit sa main, la porta à sa joue, à son cœur, à ses lèvres, la baisa passionnément, et s'enfuit parmi les troncs des pommiers, qui bientôt la dissimulèrent à sa vue…
… Auparavant Ashurst avait été vaguement amoureux de quelque objet qu'il chérissait à distance. Mais ceci était complètement différent. Rien n'était moins distant, et c'était une sensation toute nouvelle, ravissante et un peu terrifiante, la sentir trembler de plaisir à ce contact, quelle ivresse - et quel embarras !
Il demeura là pendant six heures, jusqu'à minuit…avant de trouver le courage de revenir à la ferme…
Le lendemain au réveil il descendit, craignant presque de rencontrer Megan.
Mais, après le déjeuner, le désir de voir Megan le reprit et augmenta de minute en minute, mêlé d'une certaine appréhension: …
Il monta dans sa chambre pour y chercher un livre, et son cœur se mit à battre violemment, car elle était là, en train de faire le lit. Il l'observa du seuil de la porte. Et soudain, avec une joie tumultueuse, il la vit se pencher et embrasser l'oreiller juste au creux fait par sa tête durant la nuit…Elle souleva l'oreiller, … le laissa tomber, et se retourna.
Il …balbutia des mots…:
Puis, … il alla vers elle. De ses lèvres, il caressa ses yeux…La jeune fille laissa son front reposer sur ses lèvres, qui s'abaissèrent jusqu'à se joindre aux siennes.
- Viens ce soir sous le grand pommier, quand tout le monde sera couché. Promets, Megan !
Elle répondit, dans un murmure :
- je le promets !
Puis, alarmé de voir son visage devenu tout pale, alarmé de tout, il la relâcha et descendit.
IL ETAIT presque onze heures du soir quand Ashurst …se glissa à travers la cour jusqu'au verger.
Au sein de la beauté sereine et troublante de la nuit, il oublia presque ce qui l'avait amené au verger.
Viendrait-elle ?
Ne serait-ce pas presque un soulagement si elle ne venait pas ?
Soudain, il entendit la barrière se fermer, … On aurait dit un esprit se faufilât à travers les arbres, tant elle faisait peu de bruit !
Il murmura : "Megan !" et lui tendit les bras. Elle courut vers lui, droit sur sa poitrine. Quand il sentit son cœur battre contre le sien, Ashurst ressentit dans leur plénitude les sentiments chevaleresques de la passion. Déchiré entre des émotions contraires, il la serra contre lui et embrassa ses cheveux. Combien de temps ils demeurèrent ainsi enlacés, silencieux, il l'ignorait … Leurs lèvres s'étaient rencontrées, et ils demeuraient silencieux… Tant que son cœur battait contre le sien et que ses lèvres frémissaient au contact des siennes, il ne ressentait que pure extase. Le sort la destinait à ses bras - impossible de rien refuser à l'amour. Cependant, des que leurs lèvres se divisaient pour respirer, il se trouvait de nouveau partagé. Mais maintenant, la passion avait pris le dessus, et il soupira :
- Ah ! Megan, pourquoi es-tu venue ? Elle le regarda, surprise et blessée:
- Mais, monsieur, c'est vous qui me l'avez demandé.
- Ne m'appelle pas "monsieur", ma jolie.
- Comment voulez-vous que je vous appelle ?
- Frank.
- Oh ! Non, je ne pourrai jamais !
- Mais tu m'aime, n'est-ce pas ?
- Je ne peux pas m'empêcher de vous aimer. Je veux être avec vous - c'est tout. « être avec vous », le suneinai de la Grèce ancienne, comme Aristote même le témoigne dans Les premiers analytiques (Lacan, Les non dupes errent).
- C’est tout !
Si bas qu'il pouvait à peine l'entendre, elle murmura :
- Je mourrai si je ne peux pas être avec vous. Ashurst respira profondément.
- Eh bien, viens avec moi !
… Nous irons à Londres. Je te montrerai le monde. Et j’aurai soin de toi. Je te le promets, Megan. Je ne serai jamais méchant envers toi.
- Si je puis être avec vous - c'est tout ce qu'il me faut.
Il caressa ses cheveux, et murmura :
- Demain, j'irai à Torquay chercher de l'argent et t'acheter des vêtements qui ne te feront pas remarquer, et alors, nous nous esquiverons. Et quand nous serons à Londres, bientôt peut-être, si tu m'aimes assez, nous nous marierons.
Elle faisait non de la tête
- Oh ! Non, je ne pourrais pas. Tout ce que je veux, c'est d'être avec vous ! Grisé de sa propre chevalerie, Ashurst continua à murmurer :
- C'est moi qui ne suis pas assez bon pour toi. … Soudain, elle tomba à genoux et tenta d'embrasser ses pieds.
Un frisson d'horreur le parcourut. Il la releva et la tint entre ses bras, trop ému pour parler.
Elle murmura:
- Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser . . . ?
- C'est moi qui devrais t'embrasser les pieds !
Soudain, les pupilles dilatées, le regard fixe et anxieux, elle se dégagea de ses bras et murmura
- Regardez !
Ashurst ne vit rien que la rivière argentée. Et derrière lui, il entendit sa voix épouvantée
- Le diable tzigane !
- Où?
- Là - prés de la pierre - sous les arbres !
Exaspéré, il sauta par-dessus le ruisseau, et s'avança vers le bosquet de hêtres. Quelle stupide absurdité ! Puis il retourna au pommier. . . Mais elle était partie.
Le jours suivant, Ashurst, au déjeuner, murmure à Megan : - Chérie, je vais à Torquay chercher tout ce qu'il faut. Si le temps est beau, nous pourrons partir ce soir. Sois prête. Mais il ne reviendra jamais à la ferme, où in vain l’attende encore Megan. Un fois descendu du train à la gare de Torquay, ici, au bord de la mer, Ashurst se refugie dans la nouvelle histoire d’amour avec Stella, la jeune sœur de son amis, que le cas lui fait rencontrer et qui le hôte dans son auberge. Comme le dit Safouan « il a choisi la bourgeoise », non sans un remord torturant de manquer à sa promesse. Face à l’image de Stella, fraiche, blanche et blonde, avec son cou de cygne, et l'étrange rayonnement angélique autour d'elle, il peut calmer sa torture, en se disant que l’amour pour Megan, or du projet impossible de l’épouser, ne pouvait être qu’une orgie sensuelle et éphémère. Pauvre Megan ! il ne voulait pas l’avoir sur la conscience de s’être livrée à sa passion. Mais c’est dans ce « ne pas l’avoir sur la conscience » qui réside l’erreur de compte de la faute : il veut sauver l’autre atterrant son propre désir, mais c’est l’autre qui est enterrée. Ce qui est refusé dans le calcul symbolique on le retrouve dans le réel : la tombe de Megan est trouvée avec l’aide de Stella, la même qui, autrefois jeune fille si fraiche et si pure, assise sur le canapé, faisait des nœuds de pécheur avec de la ficelle, pour ramener Ashurst à la religion.
Il avait dit de ne pas croire à une fois que l’on s’impose mais qu’il croyait en la bonté parce que la bonté est un bien en soi.
Comme elle était jolie à ce moment! Comme il était facile d'être bon avec elle ! En manipulant la ficelle, ses doigts touchèrent les siens, et il se sentit apaisé, heureux. Après, il continua délibérément à s'entourer de son frais rayonnement comme d'un vêtement protecteur, c’est ainsi qu’il se laissa prendre enfin dans le filet à crevettes de l’angélique Stella pour ne pas dépasser la limite du velle bonum alicui.
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