INTERVENCIÓN JORNADAS DE LA FEP EN TOLEDO (Junio de 2013)

LA PASSION DE LACAN
Françoise Decant
Psicoanalista en París

Mon travail porte ce titre : « La passion de J. Lacan. Ce qu’il nous lègue sur le sujet éthique. »
Ce titre ne rend pas compte de l’effet de surprise, en tout cas de ma propre surprise lorsque je suis tombée sur cette phrase. Lacan dit, je le cite : « Je rassemble ce qui fait, à moi, psychanalyste, en cette affaire, ma passion. »
Je ne sais si l’auditoire présent ce jour là a pris la mesure de l’importance de ce dire, mais en tout cas, moi, cela m’a mise au travail.
C’est lors d’une conférence à la faculté de Saint Louis à Bruxelles le 9 mars 1960 que Lacan « dévoile » sa passion.
Lacan a été invité par le chanoine Van Camp et il prévient son auditoire qu’il parlera de l’éthique et non pas des vertus thérapeutiques de l’analyse comme on pourrait s’y attendre lorsqu’on vient écouter un psychanalyste et pas n’ importe lequel.
Ares avoir rappelé que celui qui enseigne ce soir a aussi une pratique, même s’il est entré assez tard dans la psychanalyse, « il écoute depuis au moins 28 ans ses analysants… des vies qui se racontent, qui s’avouent, et dont il fait règle de ne pas trahir leurs secrets. »

Et là, Lacan qui parlait de lui à la troisième personne du singulier, pour retracer brièvement son trajet, inscrit une rupture dans son discours en passant à la première personne du singulier, au moment où il évoque sa pratique d’analyste dans son cabinet, passant du « il » écoute à « J’écoute ».

Ne vous attendez donc pas à ce qu’il transmette ce qu’il a écouté car ce J’écoute renvoie au silence de l’analyste qui se tait certes pour faire advenir le savoir de l’analysant, mais aussi pour « taire l’amour » nous dit Lacan et ne pas trahir les secrets de ses analysants dont un grand nombre, rappelons- le, avait pris l’habitude de venir suivre son enseignement.

En évoquant l’amour de transfert, Lacan ne dit pas taire leur amour, mais comme vous le savez, s’ il consacrera toute l’année suivante à l’étude du transfert, ce n’ est que treize ans plus tard, dans son séminaire « Les non dupes errent », qu’il énoncera qu’il n’y a qu’un seul transfert, celui de l’analyste.

Un analyste, Lacan, qui a accepté de venir faire- ce qu’il appellera, une fois revenu à Paris-, une causerie, et même deux en fait, et ce, pour soutenir les camarades belges.

Alors, la passion ? Tout d’abord, Lacan dit à son auditoire qu’il voudrait témoigner de quelque chose. Je le cite : « A cette place (de témoin) je souhaite qu’achève de se consumer ma vie. C’est ceci. C’est une interrogation, si je puis dire innocente, et même ce scandale qui, je crois, restera palpitant après moi, comme un déchet, à la place que j’aurai occupée. » Fin de citation.

Si Lacan mentionne dans ce témoignage le caractère subversif de la psychanalyse, ne peut- on pas lire en filigrane l’émergence de la théorisation concernant la place de l’analyste comme reste, comme déchet, corrélative de la chute du sujet supposé savoir en fin de cure, tel qu’il en parlera des années plus tard dans le séminaire « L’acte analytique » ?

Alors, quelle est cette interrogation soi-disant innocente ? Je vais vous la lire et vous comprendrez pourquoi j’ai pensé que cette question pouvait trouvez sa place dans ces journées de Tolède.

« Comment se fait-il que les hommes, support tous et chacun d’un certain savoir ou supporté par lui, s’abandonnent les uns les autres, en proie à la capture de ces mirages par quoi leur vie, gaspillant l’occasion, laisse fuir son essence, par quoi leur passion est jouée, par quoi leur être, au meilleur cas, n’atteint qu’à ce peu de réalité qui ne s’affirme que de n’avoir jamais été déçu ? » Et il ajoute : « Voilà ce que me donne mon expérience, la question que je lègue, en ce point, sur le sujet éthique. Je rassemble ce qui fait, à moi, psychanalyste, en cette affaire, ma passion. »

Le poids de cette question est tel qu’il est difficile d’enchainer après ça. Face à un dire d’une telle intensité, écrite dans un style quasi limpide, où chaque mot compte, comment vais-je m’y prendre pour rendre compte de la façon dont Lacan développe sa question, alors que je n’ai droit qu’à 3OOO mots ?

3000 mots, c’est peu pour parler de ces deux conférences qui sont un véritable condensé de la théorie psychanalytique, et qui plus est, écrites dans un style beaucoup moins limpide que la phrase que je viens de vous lire. Alors, allons à l’essentiel…

L’existence n’est pas un long fleuve tranquille. Il y a quelque chose qui cloche la- dedans comme le chantait Boris Vian, mais surtout ce qui cloche, ce qui est boiteux est ce qui est par ailleurs le plus avéré, à entendre inscrit dès le début de l’existence, d’entrée de jeu, de structure dirions nous.

Or chaque sujet dans sa tache analysante va venir témoigner, ou prendre l’analyste à témoin, de la façon dont il doit se débrouiller, je dirai même se dépatouiller avec ce fait de structure.

Lorsqu’il rédige le texte de ses deux conférences de Bruxelles- ce qui est un fait inhabituel- Lacan donne un titre à chacune de ses conférences. Celle du 9 mars porte ce titre : « Freud, concernant la morale, fait le poids correctement. » Nous ignorons pourquoi la revue de l’Ecole Belge de psychanalyse n’a pas gardé ce titre, car je trouve que cette conférence est bel et bien un retour à Freud, retour qui ne manqua pas de faire écho à mes yeux à cette conférence prononcée à Vienne en 1955 intitulée « La Chose freudienne : Sens du retour à Freud en psychanalyse »

Vous vous souvenez sans doute que lors de cette conférence Lacan fait parler la vérité -« La vérité, moi, je parle… »-(c’est d’ailleurs la Chose qui parle) tout comme Erasme fait parler la folie par la bouche d’une femme dans sa célèbre Eloge de la folie.

Or, nous dit Lacan le 9 mars 1960, Freud parle assurément au cœur de ce nœud de vérité où le désir et sa règle donnent la main à ce « ça », où sa nature participe moins de l’étant de l’homme que de ce manque à être dont il porte la marque.

Voilà nous dit-il, ce que Freud nous indique sans pédantisme, sans esprit de réforme, mais qui ouvre sur une folie qui dépasse de loin ce qu’Erasme a sondé de ses racines.

Ce 9 mars 1960, à l’Universalité catholique de Bruxelles, Lacan se propose d’interroger un savoir universel, objet de croyance, mais savoir quand même, en commentant une épitre de Saint Paul aux Romains. (Chapitre VII, paragraphe 7)

« Que dirons nous donc ? La loi est-elle péché ? Point du tout. Mais je n’ai connu le péché que par la loi, car je ne connaitrais pas la concupiscence si la loi n’avait dit : « Tu ne convoiteras pas. »

Or, à l’occasion du commandement, le péché a trouvé en moi toutes sortes de convoitises, car sans la loi, le péché était mort.

Et moi, je vivais autrefois sans la loi, mais le commandement étant survenu, le péché a commencé à revivre, et moi, je suis mort. Et il s’est trouvé que le commandement qui devait servir à me donner la vie a servi à me donner la mort. Car le péché, à l’occasion du commandement m’a séduit et m’a tué par le commandement même. »

Est-il possible de décrire de façon plus concrète le tourment de l’homme aux prises avec le désir, sa division, son tiraillement entre le bien et le mal (avec toute l’ambigüité de ce bien), le lieu du plaisir et son au-delà, la lutte entre Eros et Thanatos ?

Cette épitre, Lacan l’avait déjà commentée à son séminaire afin de pointer l’articulation entre le désir et la loi. Il évoque le choc que ses élèves avaient reçu en entendant ce message. Ils avaient dit-il, mis un certain temps pour comprendre qui parlait. « Je n’ai eu qu’à embrancher directement sur ce texte pour qu’il ait fallu juste le temps de l’audition musicale, ce demi temps qui fait passer la musique à un autre mode sensible. » A Bruxelles, il explique qu’il a usé d’un artifice en remplaçant le péché par « la Chose », et ce, en s’appuyant sur l’origine grecque du mot péché, qui signifie manque. Das ding concerne en effet ce qu’il y a de manquant, de béant, au centre de notre désir.

« Tu ne convoiteras pas.. » est certes une loi qui porte sur l’interdit de l’inceste en mettant la mère en place d’objet du désir, mais dès lors la question de la transgression permettant un rapport au désir qui franchisse ce lien d’interdiction se pose dans toute son ampleur si l’on veut introduire, au dessus de la morale, une érotique. Lacan dira d’ailleurs plus tard, dans son séminaire, que la loi de St Paul sert à unir la transgression et la jouissance. Vous ne serez pas étonnés d’apprendre que cette question sera reprise à Bruxelles, où Lacan prendra appui sur « Totem et Tabou » pour évoquer la duplicité paternelle : père primitif, père mort. Il en profitera pour rappeler le déficit du symbolique dans la névrose, et les effets ravageants et maléfiques du père Réel, que l’analyse contemporaine néglige trop souvent à ses yeux.

Lors de sa deuxième conférence, qui a pour titre : « La psychanalyse est-elle constituante pour une éthique qui serait celle que notre temps nécessite »Lacan revient à l’Evangile, au commandement« Tu aimeras ton prochain comme toi-même », que Freud commente dans « Malaise dans la civilisation ».

A l’aide de l’outil qu’il a mis en place, à savoir RSI, il se propose de cerner la dialectique de ce comme soi-même en dépliant dans un premier temps la structure imaginaire de l’amour énoncé dans le commandement. On retrouve là la capture des images qu’il mentionnait dans la phrase que je vous ai citée au début.

« Je m’aime moi-même, mais ce que j’aime, ce n’est pas mon corps, mais une image qui me trompe, en me montrant mon unité dans sa gestalt, sa forme. Je m’aime moi-même en tant que je me méconnais essentiellement. Je n’aime qu’un autre. Et là Lacan précise : « Un autre avec un petit a initial d’où l’usage de mes élèves de l’appeler « le petit autre ». Rien d’étonnant à ce que ce ne soit que moi-même que j’aime dans mon semblable. Telle est la face éthique de ce que j’ai articulé pour le faire entendre sous le terme de stade du miroir. »

Le moi est fait, Freud nous l’a enseigné, des identifications superposées à la manière de pelures et l’homme confond ces formes imaginaires avec une unité renvoyant à une maitrise de soi dont il est la dupe.

Mais l’amour du prochain n’a pas qu’une face imaginaire. Nous allons voir comment Lacan procède pour aborder une autre face de cet amour du prochain. Ce n’est qu’à la fin de sa deuxième conférence qu’il reviendra sur ce commandement, en l’éclairant sous un jour tout à fait inédit.

En attendant, il revient à la Chose qu’il approche sous un angle différent.

A partir des Vorstellungen-Repräsentanz mentionnées par Freud pour évoquer le refoulement originaire, Lacan affirme qu’il y a là un rare accord entre le dire de Freud et la chose qu’il découvre. Et Lacan insiste : « Entre son dire et la Chose.»

La Chose là, est absente, étrangère. Elle a un rapport étroit avec le hors signifié. L’expérience clinique de Freud lui permet d’affirmer que c’est par rapport à ce hors signifié que va se faire le choix de la névrose : A savoir, dans une pratique de l’évitement de l’objet qui apporte trop de plaisir du coté de la névrose obsessionnelle, dans un rapport d’insatisfaction à l’objet du coté de la névrose hystérique.

Nous sommes au cœur du fonctionnement du principe de plaisir dont le rôle de régulateur est d’éviter l’excès. C’est d’ailleurs grâce à l’opposition principe de plaisir, principe de réalité qui est au fondement de l’événement psychique, là où Freud découvre la chaine des effets proprement inconscients, que la Chose est introduite.

La division de l’appareil psychique a pour effet de laisser en dehors, de contourner la Chose.

La Chose est ce qui marque la place où l’être humain « pâtit de ce que le langage se manifeste dans le langage. (La place du trou dans le langage)

En se référant à St Mathieu Lacan évoque l’insatisfaction attachée aux relations d’amour, le conflit inscrit dans la structure. Il rappelle que ce conflit, Freud l’a admirablement décrit dans son texte sur « Le ravalement de la vie amoureuse », il insiste : « Freud n’a jamais pour autant, eu l’audace de proposer une cure radicale de ce conflit inscrit dans la structure. Il est clair que pour lui, au dernier terme, il y avait quelque chose d’irrémédiablement faussé dans la sexualité humaine. »

Et Lacan de s’exclamer : « Hélas, est-ce au psychanalyste de refouler la perversion foncière du désir humain dans l’enfer du prégénital… ? »

A cette idée, Lacan préfère opposer l’analyse du fantasme du désir. Et là apparait l’ébauche de ce qui va être l’écriture du fantasme et ce, avant la conceptualisation de l’objet a. On a tout d’abord un sujet qui s’éprouve comme ce qu’il veut au niveau de l’Autre (cette fois avec un grand A), c'est-à-dire à la place où il est vérité sans conscience et sans recours ; c’est là qu’il se fait en cette absence épaisse qui s’appelle le désir.

Le désir n’a pas d’objet, si ce n’est ce que peut venir signifier les confins de la Chose.

C'est-à-dire de ce Rien, autour de quoi toute passion humaine resserre son spasme à retour périodique. La passion de la bouche la plus passionnément gavée, c’est ce Rien où dans l’anorexie mentale il réclame la privation où se révèle l’amour. La passion de l’avare, c’est ce Rien où est réduit l’objet enfermé dans sa cassette bien aimée.

Et Lacan questionne : « Comment, sans la copule qui vient à conjoindre l’être comme manque et ce Rien, la passion de l’homme viendrait-elle à se satisfaire ? » p.7

S’adressant à son auditoire, il voudrait savoir s’il a réussi à faire comprendre l’importance de ce qu’il nomme la chaine topologique, une chaine qui met au cœur de chacun de nous cette place béante d’où le Rien nous interroge sur notre sexe et sur notre existence .Il ajoute alors, « c’est la place où nous avons à aimer notre prochain comme nous- mêmes, parce qu’en lui cette place est la même. »

Freud, dans « Malaise dans la civilisation » a élevé le commandement au rang de Surmoi collectif et ce, en s’appuyant sur sa découverte de l’agressivité constitutionnelle de l’être humain. Lacan, en rapprochant les commandements de la loi primordiale sur l’interdit de l’Inceste en a fait des commandements de la parole, c’est à dire ce sans quoi il n’y a pas de parole. Du fait de leur proximité avec le fonctionnement du refoulement de l’inconscient, il les interprète comme destinés à tenir le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, faisant des dix commandements une façon de régler la distance à la Chose. Et là, à la fin de sa deuxième conférence, Lacan fait subir ce que j’appellerai une torsion au commandement afin de pouvoir y aménager une place vide : En ce sens Lacan a tout à fait raison de parler de topologie.

Cette place vide, ne serait-ce pas celle qui viendra accueillir l’objet (a) dont l’ébauche de théorisation peut se lire dans l’exploration de la face imaginaire du commandement dont je vous ai parlé, avec ce petit (a) désignant tout d’abord le petit autre ? C’est bien sur une question.

En attendant, Lacan revient à la question de la distance avec la Chose, en évoquant la sublimation. La fonction de la sublimation ne serait-elle pas de composer avec la Chose ? Comme on peut le voir par exemple dans l’Art, où la Chose git dans le vide du vase, dans la religion, qui est une manière de se tenir à distance de la Chose, dans la science, qui n’y croit pas et se retrouve ainsi confrontée à la méchanceté de la Chose.

Quant à l’instinct de mort, dans une formule aussi belle que difficile à comprendre, Lacan nous indique que l’instinct de mort, « c’est la réponse de la Chose quand nous n’en voulons rien savoir. »

En effet, que pouvons nous savoir de cet au-delà, de cet infranchissable, de ce hors signifié ? Le texte de Freud sur la Verneinung me vient à l’esprit.

Tout en nous invitant à la prudence, Lacan tient néanmoins à rappeler que ce sont les lois de la parole qui peuvent seules nous permettre de retrouver le chemin de la Chose.

Puis il termine sa conférence en disant qu’il a peut être follement posé devant son auditoire la question qui est au cœur de l’expérience freudienne, mais il ajoute qu’il n’est pas content d être là, que ce n’est pas sa place car elle est, sa place, au chevet de la couche où lui parle son patient. Il s’excuse. Dit qu’il a été poussé par une nécessité pressante, que ce qu’il enseigne est obscure…

Quelque chose semble le submerger, le dépasser… Mais peut –on sonder le domaine de la Chose sans être traversé par ce qu’elle peut induire ?

N’est ce pas là que se situe la passion, celle dont il fait état au début de sa conférence et dont j’ai essayé de vous parler aujourd’hui, à savoir l’orientation de l’analyse du coté du repérage du sujet par rapport au Réel ?

Quant à la question qu’il nous lègue sur le sujet éthique, ne concerne-t-elle pas une éthique qui serait une éthique du Réel? Le Réel étant, vous vous en souvenez, la seule invention reconnue par Lacan.

Je vous remercie.

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