INTERVENCIÓN JORNADAS DE LA FEP EN TOLEDO (Junio de 2013)

PASSION PANIQUE
Jean-Claude Aguerre
Psicoanalista en París

Je t’aime, un peu beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. L’effeuillage qui se voudrait égrener les divers états de l’amour, dans crescendo exponentiel, ne cesse de les déprécier. L’excès que pointerait cette passion, en plus de son cortège de douleur, déloge le signifiant de son efficience. Je t’aime, seule déclaration possible lorsque qu’un être est touché par ce truc étrange, ou autour d’un banquet qui devait lui être dédié, après avoir vainement tenté d’en dire quelque chose, tout une académie finit par se saouler la gueule. Je t’aime est la seule chose que peut dire l’être atteint par la flèche. Tel Maître Eckhart affirmant, au risque de connaître des flammes salvatrices, qu’il est faut de dire que Dieu est bon, car ajouter quelque attribut que ce soit à la divinité briserait son unité parménidienne, rien ne peut être épinglé à amour, et surtout pas la passion. Dans le soit disant crescendo de l’effeuillage, quelque chose d’un affolement est perceptible passionnément à la folie et bien sûr pas du tout. L’être amoureux, perdu dans l’envolée lyrique de ses sentiments, en arrive à un affolement ou il n’y comprend plus rien. Pris de panique il ne les reconnaît plus, à force de tenter d’y ajouter on ne sait quoi, il ne sait plus ce que c’est qu’amour (dans la mesure ou il l’a jamais su). Touché par la passion, l’amoureux est pris de panique.

« on peut généralement nommer passions toutes les pensées qui sont [...] excitées en l'âme sans le secours de sa volonté, et par conséquent, sans aucune action qui vienne d'elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n'est point action est passion » Nous dit Descartes dans le traité des passions. Quelque chose excède le sujet, une perte de contrôle qui le destitue comme sujet.

Lorsque les armées grecques s’approchaient du dieu Pan, les soldats ne se reconnaissaient plus entre eux et s’entretuaient. Il sema ainsi le désordre chez les perses à la bataille de Marathon et participa à la victoire d’Athènes. Une autre caractéristique de Pan était d’effrayer en poussant de grands cris. De cette mythologie est resté le terme de panique.

Dans l’effeuillage de la marguerite, après la passion vient « à la folie » et on peut facilement comprendre que du simple amour (avec tout ce que ce signifiant à tout de même d’extraordinairement compliqué), l’aimant, perdu dans sa douleur passionnelle en arrive à la folie, et alors d’amour il n’y en a plus du tout. La passion est exaltée dans l’amour romantique, où les amants égarés dans les chemins de traverses ne s’y retrouvent plus. Ils endurent mille tourments et ne se reconnaissent finalement que dans la mort. Auparavant il se seront cherchés au lieu de l’Autre souvent figuré par le forêt, voire les romans de Chrétien de Troyes, voire Tristan et Yseult. Dans la forêt ils ne peuvent éviter la rencontre avec Pan et ses avatars. Pan est maitre des satyres et lui même dans son incommensurable laideur (elle aurait fait rire tous les dieux de l’Olympe, c’est même ce qui lui a donné son nom) est une incarnation personnifiée de la lubricité. Si l’amour vient en lieux et places de l’inexistence du rapport sexuel, Pan vient sauvagement le rappeler le sexe. Mais il ne présente pas des relations érotiques entre des beautés grecques drapées dans des limbes diaphanes, mais montre l’image d’un gnome difforme violant une nymphe. C’est, avec juste quelques doigts de sublimation que le XIXe siècle nous compte les passions de l’amour romantique. Les amants égarés dans leur passion attendent leur rencontre dans la mort. Alors le terme de panique prend son sens actuel, affolement et effroi. On peut même voir dans nombre de nouvelles d’Arthur Schnitzler, des manifestations quasiment explicites de Pan. Les protagonistes vivent une histoire simple, plutôt banale et en une fraction de seconde, sans qu’un quelconque événement ne nous le laisse attendre, nommément dans un moment de panique, ils se jettent l’un sur l’autre pour un acte sexuel directe, aussi cru que bref. Puis ils reprennent le cours de leur histoire comme si rien ne s’était passé. Tout ce passent comme si ce n’étaient pas les mêmes qui se permettent une impromptue baise, et ceux qui vivaient le reste de l’histoire. Comme si dans ce bref moment, ils ne se reconnaissaient pas. Une des dernières fois que nous entendîmes Lacan, il nous raconta une histoire (qu’il avait prise chez Jean Tardieu) Au bal de l’opéra, elle enleva son masque. Horreur ! ce n’était pas elle. Alors il enleva son masque à son tour. Mais ce n’était pas lui nom plus.

Si ceux de l’académie eurent quelques difficultés à approcher amour, Malgré l’intempestive arrivée d’Acibiade, qui, on peut le dire sème la panique dans le Banquet, ou quelque chose devient difficilement discernable entre Socrate, Agathon et lui, si donc cet aéropage académicien préférèrent terminer le débat sur amour dans une beuverie, ne pouvant à jeun, en dire quelque chose qui tienne, le XVIIe siècle, lui sera plus performant. On doit beaucoup, bien qu’on ne les consulte guère aux salon de Madame Scuderi et au mouvement des précieuses, lesquelles, n’en déplaise à Monsieur Molière étaient tout sauf ridicules. Les précieuses surent baliser le domaine de l’amour, établir des frontières avec la passion, préciser la place de l’indifférence. Elles dessinèrent une cartographie. Plusieurs au demeurant, dont la plus renommée fut la carte du tendre ( roman Clélie, une histoire romaine 10 V entre 1654 et 1660). Elles s’évertuèrent à inscrire l’amour dans l’ordre symbolique. Il ne s’agissait pas que le voyageur soit égaré par la passion, qu’il ne cède pas à la panique, mais que dans un parcours soigneusement balisé en partant de « nouvelle amitié » il arrive sans encombre à Tendre, puis aux « terres inconnues » en traversant la « mer dangereuse ». Chaque mercredi, dans le marais on débattait du chemin et de ses embûches.

On s'embarque sur la Rivière de Confidence pour arriver au Port de Chuchoter. De là on passe par Adorable, par Divine, et par Ma Chère, qui sont trois villes sur le grand chemin de Façonnerie qui est la capitale du Royaume. A une lieue de cette ville est un château bien fortifié qu'on appelle Galanterie. Ce Château est très noble, ayant pour dépendances plusieurs fiefs, comme Feux cachés, Sentiments tendres et passionnés et Amitiés amoureuses. Il y a auprès deux grandes plaines de Coquetterie, qui sont toutes couvertes d'un côté par les Montagnes de Minauderie et de l'autre par celles de Pruderie. Derrière tout cela est le lac d'Abandon, qui est l'extrémité du Royaume. De Sercy 1658

Nulle part la carte ne parle de passion. Le sujet n’est ni perdu ni effrayé, Pan n’est pas admis à la cour. Les précieuses tentèrent un exercice de symbolisation d’amour, là ou la passion me semble le cantonner dans le réel. Là ou il est possible de mettre des mots, Dix volumes pour Madame de Scudéry, La passion ne se manifeste que dans un cri, de douleur bien évidemment. Là ou le jeu Scudérien peut être alimenté par le fantasme, et en cela être en prise avec (a), la passion perd tout repère avec l’objet du désir. La passion laisse le sujet face au vide, vide dont on perçoit qu’il ne saurait être comblé. Le manque, instigateur du désir, peut donner ce sentiment au sujet, qu’il pourra le combler, même si cette gageure reste hautement improbable, c’est ce que nous expose Socrate dans le Banquet, par la bouche virtuelle de Diotime, là où sophistement, il amalgame amour et désir. Désire-tu quelque chose que tu as ou que tu n’as pas ? Quelque chose que je n’ai pas bien sûr. Ce quelque chose semble, même si ce n’est qu’illusion, à portée de main, alors que le passionné, face à son vide, en comprend l’insondabilité. Alors seule la mort pourra le satisfaire. Le fantasme satisfait le sujet face à son manque, c’est ce qui lui permet de se mettre en marche. Le poinçon qui sépare le sujet de (a) est le pont qui peut lui permettre (au sujet), d’atteindre l’objet de son désir. Le fantasme, avec ses rêveries, ses constructions imaginaires, est ce qui donne une éventuelle chance au sujet d’atteindre cet objet. Même si ce n’est pas gagné. J’ai pu observer qu’en l’absence de fantasme, rien n’était possible. … Enchristé dans sa passion, privé de fantasme l’individu, je ne dit pas sujet, ne peut rien obtenir. En lieux et place du fantasme, il rencontre l’hallucination. L’hallucination de l’objet, même pas l’hallucination de la satisfaction du désir. Il ne coure plus après un objet, mais dans un mirage. Lequel s’il se faisait réalité ne porterait que la mort. La capitaine Achab parcourt sa vie entière toutes les mers à la recherche de la baleine blanche. Lorsqu’enfin il la rencontre, il ne peut que mourir. La passion de la haine l’aura égaré sur les mers. Lorsqu’il qu’il arrive malgré tout au terme de sa quête il s’abîme dans une passion christique. L’objet de la quête, qui plonge dans une passion dévorante celui qui le poursuit, a quelque chose d’ineffable. Qu’est-ce qui pousse Perceval Lancelot et les autres à chevaucher dans la forêt à la poursuite d’un objet tout a fait improbable ? Ce n’est pas (a). J’ai avancé il y a quelque temps que ce serait quelque chose comme le reflet d’un éclat de phallus, quelque chose d’un leurre complet éventuellement concocté par les facéties de Pan. Dans la passion, le passionné ne sait plus reconnaître son objet. Phallus ou (a) prennent le même statut, l’ombre et la proie se confondent. Pris dans la panique, dans la panique de ne jamais atteindre, voire approcher le leurre qu’il prend pour son objet, le sujet ne se reconnaît plus, il en perd ses signifiants et par la même sa position de sujet. Il me semble qu’avec la passion quelque chose est brisé dans la chaîne signifiante. Ce qui se lie d’un signifiant à un autre signifiant ne fonctionne plus. La chaine tourne en boucle sur elle même. Plus de point de capiton qui donnerait du sens. Simplement S1 qui produit certes S2 mais ensuite S2 qui renvoie à S1. Contrairement à ce qui pourrait sembler une évidence, la passion n’est pas apanage de l’hystérique. L’obsessionnel est capable de subir son emprise. Pris, dans une passion philatélique, ça peut être aussi douloureux que le sentiment amoureux, l’obsessionnel passionné, passera ses nuits sans sommeil avec l’hallucination du timbre manquant à sa série. Le carré de papier, oblitéré ou non, sera alors élevé à un autre statut. Miroir aux alouettes il extirpera le collectionneur de sa structure névrotique, fera miroiter devant ses yeux les attraits de la psychose. Un instant il sera grandi dans sa douleur, hypostasié dans le vide ou ne s’inscrit plus de signifiant, il connaîtra une gloire inouïe portée par sa sainte douleur, pour ensuite, si par malchance il ne rencontre pas une mort salvatrice, tomber dans la dépression (c’est beaucoup moins glorieux).

Depuis Tertulien le latin passio est employé pour nommer les souffrances du Christ puis, après le concile de Cartage, celle des martyrs. Le mot est passé en français avec le sens religieux. On est parfaitement légitimé de penser qu’un refoulement de cette origine s’est installée, mais que finalement toute évocation d’une passion, dans un directe retour de refoulé, recèle intrinsèquement un lien avec le calvaire de la croix. En ce sens quelque chose d’une élévation divine est attachée à tout passionné, refoulant le délire qui peut l’habiter. Associé à l’amour, la passion amoureuse pourrait incarner l’amour divin et passer d’éros à agapè. Dans le dogme chrétien la mort suit la passion, puis se réalise dans la résurrection. La résurrection comme sublimation de la passion. La mort issue de ce mouvement passionné doit se conclure par la résurrection et Roméo et Juliette pourraient enfin vivre leur amour (débarrassé de la passion). Les chrétiens ont souvent ce fâcheux travers de ne pas connaître leurs textes. Un verset de l’évangile de Thomas (apocryphe) dit : « Il est faut de dire que Christ est mort et ressuscité. Christ est ressuscité d’abord, il est mort ensuite. On ne peut pas mourir si préalablement on n’a pas ressuscité. Je trouve tout à fait intéressante cette façon de remettre les choses dans l’ordre.

Je tiens à faire remarquer que Pan fut une image du diable chez les premiers chrétiens. Dans les procès de sorcellerie au XVIe siècle, le diable se montrait au sabbat avec des cornes de bouc, des jambes de bouc, directement une représentation de Pan. L’image antithéique de celui qui a connu la passion est, dans ce que je présente au cœur des passions humaines.

Lacan nous donne trois acceptions de la passion. Dans le séminaire du 30 juin 1954, l’amour et la haine, et l’ignorance. En ce qui concerne les deux premiers items on peut comprendre facilement, encore que du temps de Madame Scudèry le contraire de l’amour n’était pas la haine mais l’indifférence, en ce qui concerne l’ignorance on est en droit de se poser des questions. Je n’ai pour ma part pas le projet de faire de l’exégèse de l’enseignement de Lacan, mais poser l’ignorance du coté des passions m’inspire cet état du sujet perdu, perdu dans le non savoir de son discours, perdu dans la forêt de Brocéliande des héros de Chrétien de Troyes, égaré dans les chemins de traverses de son ics. C’est au prix de cette souffrance qu’il peut suivre le cours d’une analyse, renonçant à la raison, obstacle le plus massif à la cure analytique. Le sujet en analyse est-il pour autant dans la panique lorsqu’il entreprend le parcours analytique, sans doute non, mais l’égarement lui est nécessaire, ce n’est qu’à ce prix qu’il accèdera à l’insu qui fait son ignorance. Alors, la cure analytique comme passion ? Pourquoi pas, avec ses douleurs, ses égarements, ses chemins qui mènent là où l’on ne voulait pas aller. S’il n’est pas pris par la panique (et encore) le sujet en analyse s’y perd, et c’est la condition sine que non de la cure. C’est en cela que c’est très difficile une analyse, il faut que le sujet accepte de se perdre et y arrive, ce qui est particulièrement difficile. Souvenons nous, Lacan citant rabbi Naham de Braslow : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui connaît, tu ne pourrais plus te perdre ».

Pour autant, dans la passion amoureuse, perdu dans la jouissance, le sujet n’est jamais disposé à se départir de ses tourments. Bien au contraire, et celui qui voudrait lui faire entendre raison ne serait en aucun cas le bienvenu. Une délicieuse nouvelle de Pascal Mérimée, La morte amoureuse en serait une belle illustration. Dans ce texte un jeune séminariste, sur le point de prononcer ses vœux, se voit abordé dans l’église par une créature de rêve qui le supplie de ne pas se faire prêtre. Bien que fort troublé il devient curé de campagne. Un soir la splendide créature se présente à son presbytère, commence alors pour lui une intense passion amoureuse, chaque nuit il connaît des transports indescriptibles, tout à fait en rupture avec la morale de son ministère. Un vieux et sage curé demeurant près de chez lui et à qui on ne la fait pas, soupçonne quelque chose et s’inquiète de la sécurité de son confrère. Après une discrète et efficace enquête, il conduit le jeune homme dans un cimetière et lui montre une tombe qu’il vient d’ouvrir. On y voit le corps défunt de la visiteuse du soir. Un pieu enfoncé dans le cœur met fin aux turpitudes et tout est bien qui fini bien. Cependant le jeune prêtre garde une mélancolie incurable des visites de la belle vampire. Il n’est pas toujours désagréable d’être égaré dans les chemins de traverses. La passion brûle de flammes intenses mais le passionné n’est pas prêt à éteindre le bûcher.

Plutarque nous rapporte que sous le règne de Tibère, (150 ans ac) dans la mer Egée approchant d’une Isle Thamus, pilote d’un vaisseau, entendit une voix l’enjoignant de crier « le grand Pan est mort » ce à quoi il s’employa. Les premiers chrétiens y virent la fin du paganisme. Soyons certain que ce ne sera pas la fin des passions quelque peu chahutées par le joueur de flute.

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