CAMILLE CLAUDEL, L'ÉNIGME D'UN DESTIN…
Jean-Marie Fossey
Psicoanalista en Cherbourg, Normandía
« Et l'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de sa liberté.» Lacan, 1966.
« Camille Claudel, (…) L'œuvre de ma sœur, ce qui lui donne son intérêt unique, c'est que tout entière, elle est l'histoire de sa vie. (…) le reste est silence." Ainsi témoignait Paul Claudel en 1951, à l'occasion de l'exposition Camille Claudel à Paris.
"Le reste est silence", c'est en citant Shakespeare, qu’il évoque l'internement asilaire de trente ans de sa sœur.
Entre lumière et silence, tel est le destin que va connaître cette femme d'exception, aujourd'hui sculpteur entrée dans la légende, distinguée par Mathias Morhardt comme une femme "de la race des héros".
1980 dans les pas de l'historien Jacques Cassar, Anne Delbée et Jeanne Fayard écrivent une pièce de théâtre: "Une femme, Camille Claudel".
1984 une rétrospective de son œuvre est organisée au musée Rodin.
1987 Bruno Nuytten, réalise Camille Claudel, film qui fait connaître au grand public l’histoire de l'artiste.
2013, 70 ans après sa mort une exposition de ses œuvres dans le lieu de son internement. Mars dernier, le réalisateur Bruno Dumont sort son nouvel opus Camille Claudel 1915. Il met en scène le silence assourdissant de trois jours de l'internement de Camille, dans l'attente de la visite de son frère Paul.
C'est à Fère-en-Tardenois en Picardie que Camille Claudel voit le jour en 1864, second enfant de Louise Athanaïse et de Louis-Prosper. Second enfant puisqu'un an auparavant, son frère Charles-Henri décède, 15 jours après sa naissance.
Louise-Athanaïse plonge dans un deuil douloureux, dont elle semble, ne pas pouvoir se dégager. Perte douloureuse pour la mère de Camille, car pas sans écho avec des deuils passés. A l’âge de 3 ans, Louise-Athanaïse est orpheline de sa mère et comme si le destin s'acharnait, son unique frère, Paul (ce prénom qu'elle donnera à son fils), se suicide à l’âge de 23 ans.
Habillée de noir, Louise-Athanaïse est décrite comme travailleuse, distante, Paul note dans ses mémoires : "Elle ne nous embrassait jamais". Dans une lettre à Paul, Camille écrit "Les grands yeux où se lisait une douleur secrète, l’esprit de résignation qui régnait sur toute sa figure, ses mains croisées sur ses genoux dans l’abnégation complète : tout indiquait la modestie, le sentiment du devoir poussé à l’excès, c’était bien là notre pauvre mère."
Cette douleur secrète n'était-elle pas la trace, l'empreinte, de la douleur dépressive d'une mère en deuil?
Argumenter dans le fil de cette conjecture, donne à Camille, venue un an après le décès de son frère, une inscription d'enfant dans l'existence, assurément bien singulière.
Dans ce contexte de deuil impossible, quelle place peut-il y avoir pour un tiers qui fait Loi? Ce prénom épicène, Camille, n'a-t-il pas été le signifiant de ce deuil impossible de l'enfant mort.
Toujours est-il que les lettres de Camille et de sa mère en témoignent: le ravage est à l'œuvre.
Même si Camille immanquablement déçoit sa mère, jamais Louise-Athanaïse ne cesse de s'occuper de Camille, jamais Camille ne renonce à la relation à sa mère.
Camille ne parvient pas à s'extraire de cette place d’identification à l’objet unique du désir maternel, être son phallus, comment alors, accéder à une nomination de sujet? Enfermée dans cette relation de jouissance, de leurre, du coté de la pulsion de mort, Camille semble n'avoir pas eu d'autre destin que celui, de venir remplir le manque à être maternel.
En 2012, Gorana Bulat-Manenti écrit "Lorsque le père manque dans le désir de la mère, le sujet s'équivaut au rien pourtant rempli du pulsionnel du désir de la mère(…)."
Osons alors cette hypothèse, que c’est peut-être dans cette relation passionnelle mère/fille que nous pouvons trouver quelques points d’appui des potentialités de l’incidence d'une réponse psychotique. Joel Dor en 1989 écrit: " c'est parce que la toute-puissance maternelle règne, que la fonction paternelle n'a aucunement lieu d'exister. Le désir de la mère n'étant jamais référé au père, celui de l'enfant reste circonscrit à la mère sur le mode imaginaire et archaïque que nous connaissons bien : être le seul et unique objet du désir de l'autre, soit être son phallus imaginaire. "
1866, naissance de la sœur de Camille, Louise, 1868 naissance de Paul.
Son père, Paul le présente comme un homme ombrageux qui voulait la notoriété pour ses enfants, son admiration pour Camille est grande. Mais il sera toujours pris en tenaille entre les exigences de Camille et les volontés de son épouse, sans jamais pouvoir trancher.
Le sculpteur Alfred Boucher présente Auguste Rodin à Camille. C'est une rencontre événement, elle a 19 ans, il en a 43. Très vite Camille entre à l'atelier de Rodin, il lui confie le soin du modelage des mains et des pieds de ses sculptures. Les deux artistes, dans leur création s'influencent l'un et l'autre.
Cet amour de la sculpture va sans tarder se confondre avec une relation charnelle et amoureuse. En cette année 1883, Rodin écrit " Je t’embrasse les mains mon amie, toi qui me donne des jouissances si élevées si ardentes, (…) Le respect que j’ai pour ton caractère pour toi, pour toi ma Camille est une cause de ma violente passion (…)".
Mais Auguste Rodin a une compagne Rose Beuret, avec qui il a eu un fils.
La liaison, entre Camille et Auguste reste longtemps ignorée et ce n'est que tardivement que les parents de Camille l'apprendront. 30 ans après la fin de cette liaison, Louise-Athanaïse sur le ton du reproche impardonnable écrit à sa fille: «Ton père a assez souffert lui aussi quant il a su la vérité sur tes relations avec Rodin, (…) toi qui faisait la sucrée qui vivait avec lui en femme entretenue. »
Durant cette violente passion amoureuse, l'un et l'autre vont créer des œuvres reconnues. Rodin sculpte Camille, Camille sculpte Rodin. Ces années sont le théâtre de leurs passions, passion amoureuse, passion pour l'art, passion pour la sculpture. Mais Camille ne supporte pas que son amant, ne lui donne pas son nom. Rodin ne veut pas renoncer à Rose.
Ce vécu d'abandon, une promesse de mariage non-tenue, le drame d'un avortement, le départ de Paul pour les états Unis, ces événements vont avoir raison de leur relation amoureuse, Camille provoque la rupture.
Elle s'installe seule dans un atelier, nous sommes en1892.
Les premières années de la rupture sont créatrices d'œuvres majeures, comme la tourbillonnante La valse, l'émouvante Petite châtelaine, la déchirante Clotho et bien évidemment les deux versions du célèbre groupe L'âge mur en 1898. Ce groupe met en scène 3 personnages, une vieille femme, un homme d'âge mur et une jeune femme implorante.
A cette époque pour Camille, l'argent manque cruellement, la solitude devient douloureuse, Mathias Morhardt note en 1898 "Le sentiment de solitude est tel qu’elle a parfois l’étrange angoisse d’oublier l’usage de la parole. Et elle parle haut, afin de se rassurer. »
Reine-Marie Paris, la petite nièce de Camille Claudel écrit: "En 1906, après le départ de son frère Paul pour la Chine, Camille cesse toute activité créatrice et entreprend la destruction de ses œuvres. Elle est obsédée par le souvenir de Rodin qu’elle accuse de lui voler ses idées et ses œuvres".
Le 2 mars 1913 le père de Camille meurt, elle ne sera pas prévenue de sa mort, ni de son enterrement.
Sur l'insistance de sa mère, mars 1913, Camille est internée en placement volontaire à Ville-Evrard, elle a 49 ans. 1914 la Guerre éclate, Camille est transférée à l'asile de Montdevergues près d'Avignon.
Durant ces trente ans d'asile Camille ne sculptera plus jamais, c’est à l’âge de 79 ans qu’elle s’éteindra, le 19 Octobre 1943.
Asile de Montdevergues fin d'année 1938, Dimanche,
Mon cher Paul,
(…)
À ce moment des fêtes, je pense toujours à notre chère maman. je ne l'ai jamais revue depuis le jour où vous avez pris la funeste résolution de m'envoyer dans les asiles d'aliénés!
je pense à ce beau portrait que j'avais fait d'elle dans l'ombre de notre beau jardin. (…)
je n'ai jamais revu le portrait (pas plus qu'elle!). Si jamais tu en entends parler, tu me le diras.
je ne pense pas que l'odieux personnage dont je te parle souvent ait l'audace de se l'attribuer, comme mes autres œuvres, ce serait trop fort, le portrait de ma mère!
Un extrait de la dernière lettre de Camille à Paul, qui dévoile quelques-uns des pans de l'énigme du destin de Camille.
Cette lettre, c'est l'expression d'un vécu de grande solitude, la solitude de l'asile, l'asile des années de guerre et d'entre deux guerres.
L'asile pour Camille est décrit comme le lieu de l'exclusion, du complot, de l'abandon. Cette lettre, c'est aussi la souffrance de la relation passionnelle à la mère. Au crépuscule de son existence, Camille tente à nouveau un rapprochement, le portrait de sa mère qu'elle avait peint en 1887, mais très vite la tentative échoue, le portrait a disparu.
Cette disparition s'associe alors immédiatement au vécu d'abandon maternel, pour secondairement se déplacer vers le persécuteur désigné, celui qui spolie, qui détruit, celui qui lâche l'implorante, l'odieux personnage: Rodin.
Sur la trace de la passion destructrice, une sculpture témoigne, c’est le groupe de L'âge mûr, cette sculpture au-delà de l’expression de la mise sur le devant de la scène de la rupture amoureuse, cette sculpture c’est pour Camille le refus d’une inscription signifiante, celle de la publication, c'est l'impossible passage du privé au public.
Pour bon nombres d'auteurs, d'analystes, ce moment apparaît comme le point de déséquilibre, de bascule, d'amorce du déclenchement du délire. Philippe Julien écrit en 2000, pour Camille Claudel "puisque l'acte de l'œuvre d'art "publicitée" n'a pas pu faire réponse, il faudra donc une autre réponse, (…) un délire de persécution. »
Paul, le premier, repère ce moment de brisure, à la manière du poète en 1951 il écrit "Elle avait tout misé sur Rodin, elle perdit tout avec lui. (…) Deux monuments terribles (…) subsistent de cette destinée manquée et de cette espérance trahie. Ils s'appellent L'Age mûr." (…) "Ma sœur Camille. Implorante, humiliée, à genoux, (…) Tout et fini ! C'est ça pour toujours qu'elle nous a laissé à regarder! Et savez-vous ? ce qui s'arrache à elle, en ce moment même, sous vos yeux, c'est son âme ! C'est tout à la fois l'âme, le génie, la raison, la beauté, la vie, le nom lui-même."
Le projet du groupe L'âge mûr, proposé par Camille au directeur des Beaux arts, est accepté, en 1895 l'accord est signé. En 1899 le directeur annule la commande, sans que l'on sache pourquoi, parmi les hypothèses, une, maintes fois reprise, est celle où Rodin serait intervenu pour ne pas mettre au grand jour le destin de sa rencontre amoureuse avec Camille.
Ce désaveu semble bien avoir précipité la réponse délirante.
Camille écrit au directeur du journal L’Europe artiste en 1899 "je vous ferai remarquer que je ne tire jamais mes œuvres que de moi-même ayant plutôt trop d'idées que pas assez. M. Rodin, qui accuse les autres de le copier, ferait bien de ne pas publier précisément dans ce même journal son Génie de la guerre entièrement copié sur celui de Rude(…)."
Les créanciers sont à sa porte, menaçant comme elle l'écrit "de l’engloutir toute entière".
Les lettres qui suivent font état de menace de la part de Rodin. Le protecteur devient, "la fouine", "le triste sire", "le huguenot Rodin".
Eté 1909, Louis Prosper débordé par les actes de sa fille Camille, attristé, écrit à Paul "Je voudrais que Camille vienne nous voir de temps en temps. Ta mère ne veut pas entendre parler de ça, mais je me demande si ce ne serait pas le moyen de calmer sinon de guérir cette folle enragée."
Ce qui s’est joué autour de ce désaveu, ce refus de publication, semble bien avoir mis en mouvement "l'appel du nom" et là où le nom ne tient pas, comme le souligne Gérard Pommier en 2013, dans son dernier livre: "le sujet se divise et sa moitié idéale lui parle de l'extérieur hallucinatoirement".
Pour Camille, c'est la paternité de son œuvre qui est mise à mal, comment alors assumer son œuvre, signer des œuvres nouvelles. Comment faire circuler son nom dans le social quand aux yeux des autres, elle se voit réduite à ne faire que des copies de Rodin.
Ne devenant pas Mme Rodin, sa relation amoureuse reste non-reconnue, Camille ne peut s'approprier son nom dans l'amour, l'absence du contrat symbolique la rabat dans une position de femme, telle une "sucrée", une "femme entretenue".
Positions qui renvoient Camille vers la relation fusionnelle mortifère avec sa mère d'une part et d'autre part empêchent la symbolisation du meurtre du père. Silvia Lippi écrit en 2006 " La prise du nom et son utilisation symbolisent la mort du père. Ne pas prendre le nom de Rodin (et ainsi le valider ) signifie pour Camille, qu'il n'y aura pas de père mort (...). Le seul père existant pour Camille sera celui de la persécution (…)."
Camille, sans la médiation phallique comme protection contre l'irruption de la jouissance de l'Autre, ne se trouve t-elle pas ainsi livrée à cette jouissance Autre, débridée.
Confrontée à ce trou creusé dans le champ du signifiant, le délire devient la solution pour faire face à ce gouffre. A défaut de la métaphore paternelle, c’est la métaphore délirante qui survient. En somme une tentative pour faire obstacle à cette jouissance sans limite.
En guise de conclusion, orienté par quelques points de repères du dernier enseignement de Lacan, réinterrogeons la logique possible de ce déclenchement du délire. A un moment de son enseignement, Lacan représente la structure de la névrose par un nouage, qu'il nomme borroméen; un nouage entre trois registres: le réel, le symbolique et l'imaginaire. S'agissant de la psychose, il la représente comme un ratage de nœud, le réel, le symbolique et l'imaginaire ne tiennent plus ensemble. A partir du séminaire RSI, il ajoute un quatrième nœud, un quart élément qui fait compensation à ce défaut de nouage. Ce quart élément, pour le sujet psychotique, offre une possibilité de réparer le nœud borroméen, une fonction de suppléance, une suppléance à la carence du Nom-du-Père.
Dans son séminaire de 1975-76 Le sinthome, à partir de l'œuvre de l'écrivain James Joyce, Lacan nous enseigne comment par son écriture Joyce va se faire un nom; se faire un nom, par ce passage du Nom-du-Père au Père-du-Nom, Père-du-nom comme quart élément. En somme, la création littéraire permet à Joyce de se faire un nom reconnu, un nom qui fait lien social.
En d'autres termes à travers son œuvre donner une valorisation à son nom pour faire compensation de la carence paternelle.
Si nous nous appuyons sur cette proposition, la création artistique, pour Camille Claudel, devenir une statuaire reconnue, ne pouvait-elle pas éviter le vide de la forclusion et avoir cette fonction de pare-psychose? Sans doute.
Se faire un nom par son art, se faire un nom par l'amour, c'était permettre un certain nouage des 3 registres, grâce au quart élément. En substance, le sinthome empêchait la dissolution de RSI et protégeait du délire et de la folie.
Mais comme nous l'avons vu, lorsque sa passion amoureuse, ne permet plus la valorisation du nom, Camille est aux prises avec les autres, ceux qui ne voient que la main de Rodin dans son œuvre. Lorsque la passion amoureuse devient destructrice, une autre forme de la passion fait irruption: la haine, une haine à l'adresse de Rodin. Le délire de persécution prend le pas sur l’œuvre. Le désaveu a convoqué de nouveau le ratage du nouage borroméen, le lien s’est défait…
No hay comentarios:
Publicar un comentario