Soutenir la spécificité de la psychanalyse : Paradoxes et
enjeux
Par Arlette Pellé
Les modalités
particulières d’acquisition du savoir inconscient qui en passe par une expérience, celle de la cure
analytique et non pas prioritairement par un enseignement est au centre des
débats concernant la spécificité de la psychanalyse et la formation des
psychanalystes. L’analyse personnelle de la même façon qu’à l’époque de Freud
reste le noyau vif de la formation des psychanalystes n’étant pas évaluable, au
sens scientifique strict du terme, cette question se renouvelle régulièrement
et rencontre aujourd’hui celle de la scientificité de la psychanalyse au regard
des psychothérapies.
Freud déjà avait
problématisé l’enjeu de cette formation spécifique, il y répondit en permutant
l’ordre traditionnel des formations diplomantes qui valident l’accès à un grade
ou à une profession.
Pour la loi, dit
Freud[1]
« est un charlatan quiconque
soigne des malades sans pouvoir produire un diplôme médical d’Etat… ». Il précise plus loin « les médecins
fournissent à l’analyse un contingent considérable de charlatans. ….Personne ne
devrait exercer l’analyse qu’il n’y soit justifié de par une formation
appropriée Et qu’il s’agisse d’un médecin ou non, cela me semble
secondaire ». L’exemple de la psychanalyse en Italie récupérée par l’ordre
des médecins ou des psychologues montre que lorsqu’on cède sur ce principe, la
psychanalyse est en voie de disparition. Freud procède donc à un retournement
du statut légal de la validation des connaissances, le diplôme seul fournirait
à la psychanalyse un contingent de charlatans, et positionne la formation des
psychanalystes dans un registre « hors la loi ».
Où en est-on
aujourd’hui ?
En France, ni les
associations ni l’Etat ne réglementent cette « formation appropriée »
dont parle Freud et la preuve au sens scientifique qu’il y a
bien eu formation, la preuve qui autorise chaque analyste à fonctionner comme
analyste, reste imprécise et en partie
intransmissible (l’expérience de la passe qui « est un échec » le
souligne). On parle alors du désir du psychanalyste, qui paraît sacré et au
dessus de tout soupçon, qui donne à chacun l’opacité d’en savoir long sur le
désir de l’Autre et le sien, mais qui n’éclaire pas le début d’une preuve. Qui
dit que moi ou mon collègue nous avons mené une analyse personnelle qui ferait
de nous un psychanalyste et non un charlatan ! Chacun sait qu’il ne suffit
pas de passer des années sur un divan, pour que le dénouement ou la fin d’une
analyse advienne, ou pour que le passage du psychanalysant au psychanalyste
soit formellement transmissible.
L’analyste de sa place d’analyste ne s’autorise que de lui-même, il n’y
a pas de garantie et pas de garantie de la garantie.
De ce fait, un
premier paradoxe se présente : aucune règle ne garantit que ceux qui se soumettent à une
analyse personnelle sont psychanalystes
et aucune règle n’indique que ceux qui ne s’y soumettraient pas ne pourrait pas
exercer la psychanalyse. Cet enjeu de taille au regard de la société soulève
une question : comment l’exercice d’une pratique libre de toute
réglementation pourrait-elle apparaître légitime dans un moment où le transfert
de la société à la psychanalyse n’est plus immédiat, où cette pratique ne
résonne pas avec le discours dominant ?
Dans une société où l’Etat démocratique capitaliste s'appuie sur le
discours de la science et la techno-science pour gouverner les peuples, et
depuis quelque temps sur les neurosciences, en particulier sur les thérapies
comportementales et cognitives pour réguler la santé mentale, il est demandé
que la psychanalyse soit évaluable au
même titre que les psychothérapies, alors que sa méthode ne l’est pas, comme le
résume G.Pommier « elle ne saurait se plier à des critères d’objectivité
qui sont en réalité ceux de l’objectivation du sujet. »[2].
De ce fait les pouvoirs publics et
certains médias stigmatisent la psychanalyse, « elle n’est pas
scientifique, les psychanalystes n’ont aucun statut reconnu, ils sont des charlatans ».
En France le statut du
psychanalyste n’est pas réglementé à l’inverse des professions de la santé mentale, par exemple
le titre de psychologue est reconnu par l'Etat depuis 1985 et celui de
psychothérapeute depuis 2010-2012. L’absence de
statut reconnu officiellement octroie à la psychanalyse, une place à
part, une place d’exception qui est justement ce que la société post moderne
récuse.
Soutenir la spécificité de la psychanalyse en maintenant cette place à
part, la prémunit à la fois d’être assimilée à la médecine, à la psychologie,
et aux multiples thérapies et donc de disparaître, mais d’autre part cette marginalité,
l’absence de statut, ne pourrait-elle
également, par une logique à l’envers, entraîner son noyautage par les
psychothérapies ? Je m’explique.
Au Congrès de Nuremberg en 1910 Ferenczi déclarait « Le danger
qui nous guette, c’est que nous devenions à la mode et que le nombre de ceux
qui se disent analystes sans l’être croisse rapidement». Le premier danger est
aujourd’hui largement évité, la
psychanalyse se trouve sans connexion avec les modèles de la société capitalo-scientifique,
pour l’essentiel sans nouage lisible avec le discours dominant, en même temps
que le deuxième danger s’accélère, « ceux qui se disent psychanalystes
sans l’être » selon l’expression de Ferenczi, ce danger est actuellement
augmenté par la confusion psychanalyse-psychothérapie.
Les
psychothérapeutes qui par exemple ne répondraient pas aux critères demandés par
leurs associations et par le cadre juridique établi, pourraient se dire
psychanalystes, et « ne s'autoriser que d'eux-mêmes », en détournant
le sens de cet énoncé. On préférerait le processus inverse (que les
psychanalystes qui ne répondraient pas aux critères de formation des
associations analytiques deviennent par exemple psychothérapeutes). L’emploi
sans réserve du titre de psychanalyste que l’on peut voir placardé par exemple
au bas de certains immeubles, - thérapeute, conseil conjugal, psychanalyste- ou
psychanalyste, sophrologue, thérapies brèves- ou sur linkenind –coach,
thérapeute, psychanalyste-, procédé en expansion rapide, il ne s’agit pas de
cas isolés, découle de l’absence d’un statut garanti par l’Etat, crée une
confusion entre psychothérapie et psychanalyse ce qu’on cherche justement à
éviter.
Aujourd’hui ce
n’est pas seulement le danger de la médicalisation de la psychanalyse qui la
guette mais aussi celui des psychothérapeutes affiliées ou non à leur propre
association qui ayant libre accès au
titre de psychanalyste le prennent
librement. Et pour cela aucune obligation d’en passer par les écoles
analytiques, ni d’entreprendre une cure personnelle. Le fameux
« s’autoriser de soi-même » fonctionne alors comme une loi, qui
autorise la psychanalyse à se faire psychothérapie ; sans compter les psychanalystes
qui eux-mêmes pourrait se mettre au goût du jour, en psychothérapeutant la
psychanalyse.
De mon point de
vue, et c’est le deuxième paradoxe, en l’état actuel, le sans statut de la
psychanalyse autant qu’un statut reconnu par l’Etat, noie à terme la
psychanalyse dans les psychothérapies.
En effet, le risque de la confusion
psychanalyse-psychothérapie ne vient pas seulement sur le bord d’un statut de
la psychanalyse garanti par l’Etat, qui « au mieux lui vaudrait
l’appellation « psychothérapie d’orientation analytique, comme on l’a lu
lors des derniers débats sur cette question à Bruxelles, mais également sur le
bord de l’absence de statut qui lui vaut déjà l’appellation non contrôlée de « psychanalyse
d’orientation thérapeutique ». Ni
l’un, ni l’autre ne préservent la spécificité de la psychanalyse. Pourrait-on
sortir d’une logique binaire qui oppose
avec ou sans statut ?
On peut soutenir
que le sans garantie de la fonction est conforme au savoir inconscient et au
désir de l’analyste, on peut se détourner de ce que renvoie la société, en
justifiant que depuis sa naissance elle a su garder sa spécificité et nourrir
d’autres champs de savoir. On peut interpréter cette absence de garantie par la
formule « s’autoriser de soi-même » qui n’impose rien à personne et
en particulier qui souligne qu’aucune autorité impose le savoir inconscient, on
peut soutenir que le sans statut officiel aussi bien que l’absence de
généralisation des critères de la formation des psychanalystes dans les
associations accroissent la mise au travail permanent du désir de savoir, on
peut aussi affirmer que la résistance des pouvoirs publics à la psychanalyse
est un signe de bonne santé et s’arranger « entre nous », entre nous psychanalystes. Entre nous, et que
personne ne s’en mêle, ni l’Etat, ni les pouvoirs publics, ni l’opinion.
Mais s’il arrive
que cette question de la formation revienne du dehors alors l’arrangement
dynamique de l’entre nous, peut se transformer en dérangement, les
contradictions, paradoxes, flous, apparaissent dans leur entière complexité.
C’est ainsi que lors d’une soirée conviviale, en compagnie d’invités non psychanalystes cette question m’est
revenu sous la forme : Comment tenir au
dehors un discours cohérent sur la formation du psychanalyste ?
Un des invités,
mathématicien, sans doute un peu provocateur m’interpelle « on dit qu’aucun
diplôme n’est nécessaire pour devenir psychanalyste, seule une cure personnelle
suffit ? J’ai lu l’œuvre de Freud, ça m’a beaucoup intéressé je vais très
bien, je commence une analyse et demain je deviens psychanalyste, c’est comme
ça ? ». Je lui réponds spontanément que la majorité des
psychanalystes sont issus de la formation initiale de psychologie ou de
psychiatrie, et que les autres ont le plus souvent un diplôme universitaire.
Ah bon me répond-il
alors il faut faire des études de psycho ou de médecine pour devenir
psychanalyste ! Non lui répondis-je, mais certainement que les personnes
qui s’orientent dans ces études, en attendent une réponse ou des
éclaircissements sur des questions personnelles…ce qui les mène à l’analyse.
Après-coup je me
suis demandée pourquoi j’avais généralisé une formation initiale universitaire,
qui risquait d’introduire une confusion.
Dans le contexte
actuel de méfiance qui grandit à l’égard de la psychanalyse et des
psychanalystes, face à l’extérieur, j’avais voulu affirmer que les
psychanalystes ne sont pas des hors la loi, qui ne soumettraient à aucune
épreuve nécessaire aux autres. Les diplômes sont socialement reconnus et il
m’avait semblé, ce jour là que commencer par me saisir d’un appui symbolique
commun avait au moins eu l’avantage de pouvoir poursuivre la discussion.
Une autre
interlocutrice neurobiologiste, me dit, vous affirmez qu’une cure
personnelle est le noyau de la formation
du psychanalyste « mais alors il faut avoir un symptôme pour devenir
psychanalyste, vous comprenez ça ce n’est pas vendeur », interloquée je
lui demande des précisions, « ce n’est pas scientifique, car cela implique
que le symptôme du psychanalyste cause son désir de devenir
psychanalyste ». Elle ne croyait pas si bien dire !
Imaginez qu’un
cardiologue, me dit-elle, doive faire un infarctus pour devenir cardiologue, un
cancérologue un cancer…et que sa formation soit en rapport avec sa maladie,
autrement dit sans avoir éprouvé lui-même ce qu’est la maladie, pas de
médecin ?
Il est inutile à un
cardiologue pour exercer sa profession de connaître la cause du désir qui le
soutient, pourtant choisir de réparer le cœur pourrait être en relation avec un
désir refoulé, je lui parle alors du rêve de cet analysant dans lequel il voit
en pleine mer, sur un radeau un copain et son jeune frère enfant. Le copain
pousse à l’eau le petit, l’analysant le rattrape, le ramène à la rive, le
ramène à la vie, il le sauve dans le
rêve, il associe sur un souvenir d’enfance d’avoir voulu noyer son jeune frère
dans une baignoire, évoque la panique
de sa mère, du Samu qui arrive…sa culpabilité, son désir de sauver les vies,
ancré sur ce désir de meurtre l’avait mené à sa spécialité. J’avais tenté de
faire entendre le paradoxe du désir en
m’inspirant de Groddeck.
C’est bien sur la
base d’un désir inconscient refoulé que se manifeste autant le désir d’analyste
que celui d’une profession médicale, mais avec la particularité pour celui de
l’analyste d’en savoir quelque chose et d’être référé à une éthique, celle de
la responsabilité comme le développe R.Chemama[3]
, une responsabilité à double détente. Le tournant d’une cure analytique fait
passer du symptôme que l’on subit au fantasme qui dévoile une part active, une
place dont le sujet est responsable. Non
seulement l’analyste est responsable de son acte mais son désir pousse à ce que
l’analysant entende sa propre responsabilité dans le fantasme qu’il construit,
dans la jouissance qu’il éprouve, dans les répétitions qu’il dénonce. La formation du psychanalyste relève de mon
point de vue en grande partie de ce travail.
Conclusion
A l’heure de la
biologisation de l’humain et du capitalisme financier, de la raison
scientifique tout azimut, de l’évaluation et de l’objectivité, la psychanalyse est en déphasage avec le discours dominant,
et subit des attaques virulentes des pouvoirs publics entre autres, elle tend à
être supprimée des universités et dramatiquement des établissements de soins.
Son statut « hors la loi », sa place à part, que Freud a soutenu à
son époque pourrait la couper aujourd’hui complètement de l’époque dans
laquelle elle s’inscrit, la rejeter et la marginaliser à la frontière des
sectes ou des guérisseurs.
De la même façon
que la théorie analytique ne peut se concevoir comme un savoir clos et
immuable, et rester à l’écart des mutations de la société, de mon point de vue,
la formation des psychanalystes ne peut pas rester dans un no man’s land. On
n’a jamais vu dans l’histoire un champ de savoir, que ce soit les écoles
philosophiques grecques au moment de l’expansion du christianisme dans l’Empire
Romain ou les écoles scolastiques au moment de la naissance de la science
classique survivre à des mutations
majeures de la société, elles disparurent pour avoir rejeté le nouveau discours et pour
s’être installées dans la marginalité assurées de la seule vérité de leur
propre savoir.
Il ne
s’agit pas de pactiser avec le diable, mais de dialoguer avec les sciences de
notre temps, comme Freud et Lacan nous ont montré le chemin. Il ne s’agit pas
de réclamer un statut pour la psychanalyse qui rejoindrait celui des
psychothérapies mais de nouer la formation des psychanalystes à un point
d’accroche symbolique partagé avec l’époque dans laquelle la psychanalyse
s’inscrit.
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