Ethique et mode de jouissances
Christian
Hoffmann[1]
Je
vais développer l’idée que pour la psychanalyse :
Le
sujet a une éthique de la responsabilité[2] de son mode
singulier de jouissance.Pour cela, je vais d’abord m’attacher à La coupure freudienne du sujet.
Nous
trouvons les prémisses d’une conception
psychanalytique du sujet chez Freud à propos des pulsions et notamment
lorsqu’il est question du retournement pulsionnel, ce retournement nécessaire
au développement de la pulsion par le passage de la forme passive à la forme
active, entre par exemple : « voir » et « se faire voir ».
L’autre
temps de la pulsion où se pointe le sujet est celui de « l’autre
sujet », comme l’appelle Freud, celui qui doit entrer dans la boucle
pulsionnelle pour que sa satisfaction puisse se produise. Cette étape de la
relation à l’autre par l’entrée d’un autre sujet, partenaire, dans la boucle
pulsionnelle montre combien l’intériorité psychique et corporelle du sujet
s’articule au social.
Mais
c’est dans le dernier texte de Freud sur la « Ichspaltung »[3], où il nous donne
non seulement la solution au refus de la féminité comme roc de la castration et
de l’analyse pour les deux sexes, mais c’est là qu’il nous familiarise avec la
notion de sujet de l’inconscient au prise avec la pulsion, la jouissance et les
structures sociales, qui se manifestent notamment par l’interdit.
Dans cet ultime écrit en 1938, Freud introduit la coupure
dans l’être. Le « Ich » de
la « Spaltung » se laisse
traduire par la « coupure » ou la « division » de
« l’être ». Par exemple l’ ‘expression « MeinganzesIch » se traduit par
« Tout mon être ». On peut compléter par l’être du « Je »
ou du sujet. Cette division entre l’énoncé et l’énonciation ne devrait pas nous
gêner.
Cette division du sujet est la découverte freudienne de la
solution au refus de la féminité et à son roc analytique. A savoir que face à
un traumatisme psychique comme celui d’un danger psychique lié à la poursuite
d’une satisfaction pulsionnelle,lorsque se pose le choix :
-
de
renoncer à la satisfaction en reconnaissant le danger,
-
ou
de dénier la réalité du danger et maintenir la satisfaction
L’enfant
répond à cette situation conflictuelle par deux positions opposées. D’une part,
il refuse la réalité du danger et ne se laisse rien interdire, et simultanément
il reconnaît cette réalité en transformant l’angoisse suscitée par ce dangeren
symptôme.
La solution par le symptôme se paye non seulement du prix de
la souffrance, dans laquelle nous reconnaissant la jouissance, mais également
du prix d’une « coupure » dans l’être du sujet. Il n’y a pas de
guérison à attendre de cette division du sujet dont le noyau est constitué par
la pulsion et sa satisfaction, la jouissance et les dangers de la structure
sociale. Bref , comme nous le reconnaissons aujourd’hui ; pas de sujet
sans symptôme, c’est-à-dire, sans jouissance.
Le sujet lacanien se
fonde dans cette « Ichspaltung »
freudienne. Il se définit en premier par le signifiant du désir de la mère qui
s’incarne dans le phallus. Ce phallus qui préexiste au sujet est le signifiant
du désir de la mère.
Le sujet
affublé de ce signifiant auquel son être est identifié va s‘incarner dans son
corps en incorporant son image dans le miroir de sa mère, qui l’a investi de sa
libido. Il a désormais un corps et il est prêt à construire sa subjectivité
dans le lien social en tension entre son semblable dans le miroir et l’Autre,
la figure de l’altérité absolue, au-delà du miroir et du mur du langage, cet
Autre dont il attend en échange de sa parole un retour de son propre message
sous une forme inversée. Bref, un Autre supposé savoir mieux que lui ce qu’il
en est de la vérité de sa parole.
Ce sujet qui ne se
réduit pas à son image, fondatrice de son moi, ni à sa parole, vit dans un
monde de symboles qui sont articulés par le discours socialet qui vont lui
permettre d’articuler sa subjectivité et son mode de jouissance, dont nous
savons maintenant que le sujet à la responsabilité, celle de sa division
subjective qui est la résultante du choix de son mode de jouissance.
Posons nous la question maintenant de comment ça jouit ? Lacan a très tôt
substituer le sujet au Es freudien.
Ce « ça », qui n’est pas le moi, est pour Freud constitué par tous ce
que l’être apporte en naissant et qui constitue la jouissance du vivant.
Remarquons encore une fois cette notion « d’être » sous la plume
tardive de Freud, notamment dans son Abrégé
de psychanalyse.
Le « ça » nous amène directement au corps qui se
jouit et ceci en dehors de toute considération du sexe. Cette jouissance
désignée par Lacan de fondamentale ou de mortelle[4] s’oppose à la
jouissance sexuelle, en tant qu’elle n’est pas bornée par une limite. Cette
jouissance emprunte le chemin vers la mort[5], elle se dirigée
contre le corps propre ou celui de l’autre. Bref, jouir d’un corps, comme le
dit Lacan, consistealors le plus souvent à le démolir[6].
Cette jouissance mortelle du vivant s’articule dans
l’inconscient avec la pulsion de mort et son jeu de répétition. Et c’est par
l’intermédiairedu langage, en tant que l’inconscient est constitué par les
traces des expériences de jouissances infantiles, que la recherche de
jouissance va s’articuler à la trace signifiante, qui véhicule comme toute
trace la signification de la perte.
Cet ancrage de la jouissance mortelle dans l’inconscient par
la production langagière de la signification de la perte de jouissance introduit
la jouissance sexuelle.
La jouissance sexuelle est appelée jouissance phallique par
Lacan parce que la jouissance mortelle se sexualise par le phallus. Le phallus
est à entendre, depuis la Grèce antique,
comme le signifiant du désir qui introduit la signification de la perte
et par conséquent la limite dans la recherche de la jouissance.
Ce que dit bien le philosophe des Lumières Julien Offroy de
La Mettrie dans L’art de jouir : « Si j’ai perdu mes jours dans la
volupté, ah ! rendez-les-moi, grands
dieux, pour les reperdre encore ! »[7].
Le
corps parlant et jouissant,en tant que construit à partirdu discours qui organise le lien social, nous
invite maintenant à nous interroger sur comment ça jouit dans le social ?
Prenons
la question de la violence et de la pornographie[8] et essayons de
comprendre pourquoi aujourd’hui il y a une montée en puissance de ces deux
phénomènes dans le social.
Nul
ne contestera que notre lien social est marqué par une exigence de jouissance
qui pousse à un toujours plus de sexe au détriment d’une sexualité, synonyme
d’érotisme. Cette absence d’Eros dans la jouissance ouvre le champ à la pulsion
de mort par la désexualisation du lien social.
La
volonté de jouissance s’oppose au désir et à l’habillage par le signifiant
phallique de la pulsion qui limite la jouissance par sa sexualisation. Nous
pouvons ainsi distinguer la jouissance sexuelle d’une autre jouissance plus
primaire qui est celle du vivant où le corps se jouit dans un autisme qui ouvre
l’accès à « la rage destructrice », comme l’indiquait Freud dans son Malaise dans la civilisation en évoquant
l’inquiétante « agression et destruction non érotisée ».
La
pulsion de mort s’empare du terrain dégagé par un lien social qui s’est rangé
sous la férule de la volonté de jouissance au rythme des lois du marché et du
toujours plus de consommation d’objets qui passent très vite du
« up » au « down » du marché, ce qui ne fait qu’attiser
encore plus l’exigence de jouissance.
La
pornographie et la violence font le lit d’un toujours plus de jouissance d’un
corps désexualisée par l’absence de l’investissement libidinal du lien.
Cette
rage jouissive de la violence qui englobe la pornographie trouve son maître
dans un surmoi social exigeant une jouissance à n’importe quel prix jusqu’à la
mort.
Bref,
lorsque le politique ne promeut pas un lien social autour de quelques valeurs
comme la singularité, la réciprocité et
la communalité[9], qui font
le tissu du politique et de l’intériorité citoyenne du sujet, alors la violence
désexualisée, c’est-à-dire sans limite, trouve sa jouissance dans cette
désertification.
Un
des traits facilement repérable aujourd’hui dans notre lien social est le
désinvestissement libidinal du travail. Il met la bourgeoisie de salariat en
grande difficulté et une grande partie de jeunesse en mal d’investissement
libidinal du savoir[10]. Sans oublier les
dérives politiques liées à cet affaiblissement de la classe moyenne des
enseignants, psychanalystes et autres citoyens.
La
psychanalyse n’est pas une éthique de la jouissance qui promettrait un nouveau
désir créatif dans la culture au sujet qui se saisi de son corps en développant
de nouvelles stratégies de jouissances, comme l’appelait de ses vœux M. Foucault. Nous pouvons d’une
certaine façon constater l’échec du projet de Foucault qui n’a pas su éviter le
repli identitaire autour des nouvelles formes de jouissances, bref la
construction des égos. Par contre, la psychanalyse peut aider un sujet à se
débarrasser d’un poids de jouissance, d’où l’idée de Lacan qu’en chaque
analysant il y a un élève d’Aristote.
Ce
qui n’est pas sans résonnance politique, du fait que ce qu’on peut attendre de
l’effet d’une analyse sur un sujet qui exerce un pouvoir est à l’envers d’un
Alcibiade, c’est à dire qu’il jouisse moins du pouvoir et qu’il puisse ainsi
consacrer son désir à la chose publique.
Résumé :
La coupure freudienne du sujetpermetd’élaborer une éthique de sa responsabilité[11]subjective de son
mode singulier de jouissance.
Mots clefs :
Division du sujet,
éthique, jouissance, subjectivité
[1] C. Hoffmann, psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique. Sorbonne Paris
Cité. Université Paris Diderot, directeur de l’Ecole Doctorale Recherches en
psychanalyse, chercheur au CRPMS.
[2] C.
Hoffmann, Des cerveaux et des hommes,
Erès, 2007.
[3] S.
Freud, 1938, Le clivage du moi dans le processus de défense, In Résultats, idées, problèmes, PUF, 1985.
[4] J.
Lacan, Le savoir du psychanalyste,
inédit, 4 novembre 1971. Cf., J.-M. Jadin et M. Ritter, La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, Erès, 2009.
[5] J.
Lacan, 1969-1970, L‘envers de la
psychanalyse, Le Séminaire livre XVII, Le Seuil, 1991, p 17-18.
[6] J.
Lacan, …ou pire, Le Séminaire livre XIX, Le seuil, 2011.
[7] J. O.
de La Mettrie, L’art de jouir, Joseph
K., 2011.
[8] S.
André, No sex, no future, La Muette,
2011.
[9] P.
Rosanvallon, La société des égaux,
Seuil, 2011
[10] C.
Hoffmann et J. Birman, L’autonomie des
universités et la nouvelle condition étudiante, La célibataire, N° 23, EDK,
2011.
[11] C.
Hoffmann, Des cerveaux et des hommes,
Erès, 2007.
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