INTERVENCIÓN EN LAS JORNADAS DE TOLEDO (Junio de 2013)

SUIS JE PASSIONNÉ PAR LA PSYCHANALYSE?
Por Roland Chemama
Presidente de la Fundación Europea para el Psicoanálisis (FEP)
Miembro de Honor de la Asociación Lapsus de Toledo
Psicoanalista en París, Francia

La question de la passion engage certainement le sens de notre action. Au niveau des représentations triviales, il faut bien dire qu’elle est associée à ce que la psychanalyse est censée libérer, ou tout au moins révéler. Là où le refoulement, lié aux conventions sociales, imposerait le contrôle des sentiments et des désirs, la psychanalyse, dans cette représentation populaire, permettrait au sujet humain d’approcher de la vérité de son être et la passion en ferait partie.
Évidemment cette image valorisée de la passion est sans doute liée à ce qu’a pu être, dans la culture européenne, le développement du romantisme, avec toutes ses retombées. Mais on la retrouve même chez un philosophe rationaliste comme Hegel, puisque celui-ci a pu valoriser le rôle de la passion à titre d’élément moteur de l’Histoire. « Rien de grand, a-t-il pu dire, ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion ». Pour lui la passion, indépendamment de ce à quoi elle s’applique, donne l’énergie nécessaire à toute transformation. Mais c’est dire qu’elle ne suffit pas à déterminer ce qui aurait une valeur. Elle n’a elle-même de valeur que si, par une ruse de la Raison, elle contribue au progrès universel.


L’analyste n’a quant à lui aucune raison de supposer un progrès historique, quelles qu’en soient d’ailleurs les formes. De ce fait, au niveau collectif comme au niveau individuel, il est plutôt attentif à la subjectivité de l’homme passionné. Et, à ce niveau, les choses deviennent beaucoup plus problématiques.

Disons que nous ne pouvons éviter, quand nous réfléchissons à la passion, de relever d’abord ses traits les plus apparents, sur lesquels le mot lui-même nous renseigne. Passion a d’abord voulu dire souffrance et la Passion, avec une majuscule, la Passion du Christ, qui a marqué deux millénaires de civilisation occidentale, n’est pas autre chose que l’ensemble des souffrances qui ont précédé et accompagné la mort de Jésus de Nazareth. Ainsi Roland Gori affirme-t-il, dès le début de son livre intitulé Logique des passions, que « se dire « passionné », c’est faire l’aveu, sans trop le savoir, de sa disposition pour la souffrance ».

Il peut alors sembler étonnant de voir des analystes, qui sont d’abord d’anciens analysants, et qui devraient donc avoir un peu perdu de leur goût pour la souffrance, en venir à se dire passionnés… ou encore à affirmer, comme si c’était un compliment, que tel ou tel de leurs collègues se montre passionné, par exemple, par la psychanalyse elle-même. Moi, j’aurais d’aklleurs dit, assez volontiers, que Cristina Jarque, qui a tant fait pour l’organisation de ce colloque, n’a pu déployer une telle activité que parce qu’elle est réellement passionnée. Et je vous assure que quand je le dis ainsi, je pense lui faire un compliment. Mais ne devrions-nous pas nous méfier de tels compliments ?

Des psychanalystes passionnés, des psychanalystes qui investissent toute leur énergie, leur travail, leur intérêt, dans un objet unique, un objet qui a un rapport plus ou moins étroit avec leur pratique, nous en connaissons tous beaucoup. Mais où les entraîne au juste leur passion ? Pour certains leur engagement dans la psychanalyse n’est qu’une forme de continuation de leur transfert. Ils sont surtout passionnés par un maître. Cela n’a pas toujours des effets négatifs en tant que cela peut soutenir leur questionnement. Mais le plus souvent cela les engage dans des conflits entre groupes concurrents, ces conflits que nous avons si bien connus.

Pour d’autres, et c’est surtout vrai de ceux qui commencent à pratiquer, ils sont passionnés par la recherche de la Vérité. Ils dénoncent la méconnaissance où l’on se trouve hors de l’analyse, et prennent systématiquement le contre-pied de toute explication qui ne leur paraît pas prendre en compte l’inconscient. Pour d’autres enfin ( mais je pourrai continuer la liste ) ils sont passionnés par tel ou tel aspect de la théorisation. On connaît ces passionnés de topologie qui ne peuvent concevoir de contribuer à la psychanalyse autrement qu’en produisant des nœuds borroméens.

Tout cela, l’entendez vous comme un humour un peu facile ? Il est vrai qu’il vaut mieux ne pas s’attarder sur ce niveau purement descriptif, un peu superficiel, et tenter de voir si quelque chose, dans notre pratique elle-même, ne pourrait pas pousser à la passion. Cela au sens fort. De même que la psychose fonctionne comme un pousse à la femme, de même le discours psychanalytique pourrait paradoxalement fonctionner comme un pousse à la passion. Ce quelque chose, inclus dans notre pratique, et qui pourrait « pousser à la passion », où faudrait-il cependant le chercher ?

La question est d’autant plus paradoxale que traditionnellement on postule une « neutralité » de l’analyste. Mais est-il si sûr qu’il soit neutre dans la direction de la cure ? De même, on insiste pour distinguer le « désir de l’analyste » d’autres désirs plus triviaux. Mais est-ce si simple ? De même aussi on affirme, à la suite de Lacan que dans sa pratique l’analyste ne jouit pas. « Macache pour lui » dit-il dans Télévision. Mais cette question elle-même ne serait-elle pas à reprendre ?

Mais restons en à la passion. Évidemment ce qui nous gênerait pour affirmer que l’analyste est passionné par la psychanalyse, c’est la place que la passion donne à son objet. Celle-ci, on en a fait état dès l’argument, et plusieurs ici y sont revenus. Le sujet passionné s’efface totalement devant l’objet de sa passion, ou mieux encore, il devient, dans le Réel, objet lui-même d’un Autre non barré qui a un pouvoir total sur lui. Est-ce que quelque chose, dans la position de l’analyste pourrait évoquer cela ? On ne peut qu’être réticent devant une telle idée.

Pourtant je pense devoir, en ce point, prendre au sérieux cette hypothèse. Mais j’en viens alors à des questions que je ne peux plus feindre d’aborder comme le ferait un théoricien extérieur à la question qu’il pose. Le propre de la psychanalyse, c’est qu’elle ne peut prendre sens sans un engagement particulier du praticien dans son acte – et aussi bien, puisque c’est le même, elle suppose que le théoricien s’implique dans ce qu’il affirme. Et cela ne va pas sans aller-retour entre ce que nous apprend notre travail d’analysant – qui continue même lorsque nous n’allons plus depuis fort longtemps sur le divan d’un autre analyste – et nos tentatives d’élaboration.

En tout cas lorsque j’ai commencé à penser à ce que j’allais vous dire, il m’est revenu un rêve, qui avait marqué le moment où j’ai commencé à recevoir des patients, tout en continuant ma propre analyse. Ce rêve, j’en ai déjà fait état dans un article sur l’interprétation, mais en l’attribuant à un autre qu’à moi-même. Je vais parler de ce rêve et aussi de la façon dont je comprends aujourd’hui ce qui avait fait que je ne l’avais pas présenté comme un de mes propres rêves.

Le rêve était le suivant : je me trouve dans une pièce avec une des toutes premières personnes que je suis amené à rencontrer dans le début de ma pratique. Il s’agit d’un homme qui me paraît pouvoir commencer une cure, si moi-même, du moins, j’arrive à prendre en charge sa demande. Or voici que dans mon rêve cet homme me saute à la gorge et me mord. C’est à peu près tout.

Mon analyste avait alors simplement dit « vous êtes mordu ». Cette interprétation, très simple, m’avait en même temps paru très juste, parce qu’elle n’effaçait rien du sentiment d’un passage à l’analyste difficile et presque douloureux, mais qu’en même temps elle laissait entendre.. quoi ? Pour les collègues espagnols j’indiquerai que « être mordu », en français, est une façon imagée de dire qu’on vit un amour fou, ou bien, plus généralement, qu’on est passionné pour quelque chose. Faut-il dire que j’étais passionné par ce que je percevais, dans ce moment où j’en venais à occuper la position de l’analyste ?

Il faut par ailleurs relever que l’on ne peut pas se contenter de dire que être mordu « ça veut dire » être passionné. Dire « vous êtes mordu » cela renvoie sans doute au vocabulaire de la pulsion orale, et cela donne donc, à la passivité et à la souffrance de la passion, une sorte de débouché qui en modifie le sens. Cela pourrait m’orienter vers une spécification pulsionnelle de ce qui, dans ce moment-là, se présente comme passion. Est-ce dire alors que l’éventuelle passion de l’analyste trouve sa source dans la démarche par laquelle, dans sa propre cure, il a pu constater que son être se réduisait à l’objet a ? Ou bien est-ce que sa passion est plutôt passion du déchiffrage ? Vous noterez que Lacan, dans le séminaire sur L’identification ne craint pas, à travers une référence à Thomas l’obscur, de faire un pont

Je n’irai d’ailleurs pas loin, concernant ce rêve, à ce qui est le plus personnel. Je voudrais plutôt, avec ce viatique du signifiant « mordu » pousser un peu plus loin la question du rapport de l’analyste à sa pratique – et d’abord celle de ma propre position d’analyste ? L’expression « être mordu » intervient à quelques reprises dans les séminaires de Lacan, mais elle désigne plutôt soit la position de l’analysant, soit celle du mathématicien – du « vrai » mathématicien. Voyons ce que nous pouvons en tirer.

Dans L’envers de la psychanalyse, le 11 mars 70, Lacan évoque le « désir de savoir », qui lui paraît toujours problématique (y a-t-il un désir de savoir ?) mais qu’il faut bien supposer si certains analysants s’impliquent réellement dans leur analyse. Et il dit alors de l’analyste qu’il s’offre comme un point de mire pour qui est mordu de ce désir particulièrement problématique.

On pourrait estimer qu’ici les choses sont claires, que le passionné, dans l’histoire, ce serait l’analysant, que l’analyste serait seulement un point de mire. Et cela s’accorderait avec l’idée qu’il n’intervient, dans la cure que comme objet. Le sujet, le sujet qui peut se confronter à ses désirs et ses renoncements, éventuellement ses passions, ce serait l’analysant.

Je dois dire, cependant, que ce n’est pas du tout comme ça que je me représente la position de l’analyste. Et s’il faut vraiment que je tente de m’accorder avec ce qu’a pu dire Lacan, ce sera plutôt en me référant à une formule de son séminaire Les non dupes errent, à savoir que « il n’y a qu’un transfert, c’est celui de l’analyste ».

Comment saisir cette formule ? Ce qui l’entoure immédiatement dans le texte concerne le savoir, mais demanderait à être explicité. Rappelons seulement que si l’analysant suppose un savoir à l’analyste, il doit bien, dans la cure, en venir à reconnaître qu’il s’agit plutôt pour lui de rectifier son propre rapport au savoir. Ne serait-ce qu’en ceci : il ne s’agit pas dans une cure de comprendre ce qui se dit à partir d’un savoir théorique, il s’agit de laisser apparaître le savoir inconscient lui-même comme savoir qui s’invente. Ou encore : il s’agit de maintenir, dans la cure, la division entre savoir et vérité. Ne serait-ce pas ceci qui constituerait le transfert ici attribué à l’analyste ?

Un savoir qui s’invente : c’est parce qu’il maintient fermement cette orientation que Lacan, dans Les non dupes errent, se réfère aux mathématiciens. Encore est-ce pour déplorer qu’il y en ait bien peu. « Je pense, dit-il, qu’il n’y en a peut-être pas deux dans cette salle, je parle de vrais, de mordus ».

Mais il déplore aussi, ici ou là, le peu d’engagement des analystes. La vérité, dit-il dans L’envers de la psychanalyse, l’analyste en laisse la charge à celui qui en avait déjà le tracas, et qui à ce titre devient vraiment son patient, moyennant quoi il s’en soucie comme d’une guigne ». À ce compte là l’analyste serait plutôt du côté – bien trivial – d’une passion de l’ignorance.

Lacan ajoute cependant, dans le même texte, : « peut-être certains, depuis quelque temps, se sentent-ils plus concernés ». Il veut y voir la preuve de son influence. Quoi qu’il en soit, s’il s’agit de ne pas laisser à l’analysant seul la charge de la vérité, s’il s’agit de maintenir notre transfert (non sur un sujet supposé savoir, mais sur la division entre savoir et vérité), faut-il voir, dans cet engagement lui-même ce qui constituerait notre passion d’analyste ?

Il me semble que nous ne pouvons pas répondre à cette question sans évoquer, même brièvement, la question de la fin de l’analyse. Celle-ci, me semble-t-il, nous fait renoncer à incarner, dans l’Autre, un sujet qui garantirait notre désir. Cette modification du rapport à l’Autre est déjà par elle-même significative. Et c’est peut-être parce que nous cessons d’installer dans l’Autre un sujet que nous avons aussi tendance à effacer ce qui, dans notre démarche, renvoie à notre propre singularité subjective. C’est en tout cas à partir de là que je pourrais comprendre la discrétion peut-être exagérée qui avait été la mienne quand j’avais rapporté, pour la première fois, le rêve dont je vous ai parlé aujourd’hui.

Est-ce que l’effacement relatif de la singularité subjective interdit de parler de passion ? Disons qu’il faudrait, si nous voulions maintenir ce terme, imaginer une passion qui ne nous affecterait pas comme sujet, ou alors qui se décalerait de tout effet subjectif trop direct. Pour vous en donner une idée je vous renverrai à ce que Lacan a pu dire de l’analyse de contrôle. Celle-ci, dit-il, pourrait apprendre à l’analyste à se placer dans une position de « subjectivité seconde ». L’analyste auquel on demande une supervision perçoit généralement assez bien les arêtes du cas qu’on lui rapporte, mais il risque moins, nous le savons, d’y projeter ses propres questions que ne le fait l’analyste qui le consulte.

Voilà : il me semble donc que notre position, peut et doit inclure l’acceptation passionnée de ce que notre cure nous a fait découvrir - les déterminations inconscientes, l’objet a comme objet cause du désir – mais qu’il ne s’agit pas pour autant d’en rester à ce qu’implique ordinairement une position passionnée. Nulle raison pour nous de céder à quelque attrait de la passivité ou de la souffrance.

J’ajouterai, pour conclure, une toute dernière chose. L’idée de passion a souvent rapport avec l’idée de destin. Le passionné ne cesse d’affirmer qu’il ne peut résister à sa passion, que vivre celle-ci, c’est le destin qui est le sien, et auquel il ne peut se dérober. Il y a là-dedans l’idée de quelque chose qui serait d’emblée écrit. C’est cela, le destin, c’est notre sort en tant qu’il est écrit par avance. Or quelque chose pourrait nous entraîner à une représentation assez voisine.

Les analystes qui se réclament de Lacan, en effet, insistent souvent sur le caractère contraignant des déterminations inconscientes, et ils ramènent souvent celles-ci à un ensemble de lettres qui insisterait dans la vie du sujet, qui se répéterait et commanderait toute son existence. Est-ce que cela ne ressemblerait pas à un destin ? Je pense d’ailleurs, évoquant ce thème, à un joli petit livre de Danièle Eleb qui s’appelle Figures du destin. Elle y cite Lacan qui a pu dire, dans le séminaire sur Le transfert, que ce que l’analysant vient chercher en analyse (… ) c’est (… ) ce qu’on appelle son destin. L’idée d’une détermination par la lettre, une lettre qui ne cesse de se répéter, vient-elle seulement donner une figure nouvelle à l’idée d’un destin contraignant, Est-ce cela que le sujet interprète en adhérant passionnément à un appel qui le commande ?

Mais ce sont précisément ces questions qui nous interrogent alors sur la direction de la cure. A mon sens la responsabilité de l’analyste est de ne pas laisser le sujet s’enfermer dans l’abandon passionné à un destin, prendrait-il la figure laïcisée de la lettre. Nos interventions, en ouvrant à de nouvelles lectures, déjouent, dans les meilleurs des cas une dépendance qui convient trop bien à notre passivité, voire à notre amour de la souffrance. C’est pourquoi la reconnaissance de nos passions ne va pas, dans l’analyse, sans la distance minimale de la métaphore, par laquelle nous cessons d’en être de simples victimes.

No hay comentarios: